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24 février 2015 2 24 /02 /février /2015 14:55

Bien sûr, ce n'est pas vrai : Jim est toujours vivant. Mais la "force des choses", l'implacable rouage briseur de vies, fait qu'on doit vendre sa maison.

 

Et pour la vendre, il faut la vider...

 

Autant Jim professait un souverain mépris pour les contingences matérielles ordinaires, autant il était méticuleux dans l'archivage des innombrables documents et objets parsemant la maison. Pauvre de moi ! J'avais si confiance dans son ordre et sa rigueur que je lui avais confié tout ce que je n'aurais jamais eu la patience de conserver : tout premiers textes dactylographiés, revues où l'on publiait mes courriers, textes lauréats de concours d'écriture (dans Libé et Télérama), courriers de lecteurs ou d'écrivains comme Alain Rémond, voire même premiers refus des maisons d'édition...

 

Mais la maladie l'a frappé si durement que, pendant les dernières années de solitude dans la maison de Rouen, Jim a tout laissé partir à la dérive. Les objets, les fiches, le rangement : tout s'est entassé, façon taudis ! Et la maison a peu à peu sombré dans le chaos. Mes textes sont bien définitivement perdus. Pas moyen non plus de retrouver les cassettes enregistrées lors de la première diffusion télé de "Corpus Christi" de Mordillat et Prieur, qui m'avait tant passionnée...

 

Pourtant, les albums photos, eux, ont surnagé et survécu. Le tuteur de Jim tente de les partager, avant le départ final à la déchetterie. Il faut savoir que ces albums contiennent aussi des textes, et sont pleins d'une certaine douceur... Nous avons proposé de faire une "journée d'archivage", à Beaubec, pour que les intéressés éventuels viennent récupérer les albums qui les concernent, puisqu'ils ont été confectionnés tout au long de la vie de Jim.

 

C'est d'une telle tristesse,  ces "souvenirs de la maison d'un mort" qui encore vivant ! IL faut se concentrer  sur les photos, pleines de fêtes diverses, de grandes tablées, de balades, de sourires et d'enfants. Jim en train de faire le con...

 

IL faudra bien entendu détruire aussi le piano "trois quart de queue", complètement foutu lui aussi, comme son maître. Mais tant pis, tant mieux : j'en garderai, toujours plus précieux, le souvenir de Jim installant le métronome (et augmentant la rapidité du tempo), puis  étendant ses trop petites mains sur le clavier, une serviette sur les épaules, et commençant un "Black Bird" effréné et  chantant, sans savoir que c'était de lui qu'il parlait, ou peut-être en le sachant ?

 

.

Blackbird singing in the dead of night
Take these broken wings and learn to fly all your life
You were only waiting for this moment to arise

Blackbird singing in the dead of night
Take these sunken eyes and learn to see all your life
You were only waiting for this moment to be free

Blackbird fly, blackbird fly 

http://ib.adnxs.com/getuid?http%3a%2f%2fdis.eu.criteo.com%2frex%2fmatch.aspx%3fc%3d11%26uid%3d%24UID 


Into the light of the dark black night Blackbird fly, blackbird fly
Into the light of the dark black night Blackbird singing in the dead of night
Take these broken wings and learn to fly all your life
You were only waiting for this moment to arise
You were only waiting for this moment to arise
You were only waiting for this moment to arise

 


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8 octobre 2014 3 08 /10 /octobre /2014 11:11

Je rêve régulièrement de Jim. Souvent quand je reçois des nouvelles des rares copains qui persistent à aller le voir : Martine, Philippe. Sans doute parce que je culpabilise d'espacer autant mes visites - cela me devient de plus en plus difficile, comme si la pierre de Sisyphe, non seulement devait être remontée le long de la pente, mais encore  s'alourdissait à chaque fois.

 

Et évidemment, les nouvelles sont de moins en moins bonnes. Comment s'en étonner ?

 

Alors je rêve de lui. Avec un scénario curieusement identique, à chaque fois.

 

Il frappe à ma porte, ou bien, en déambulant, je le rencontre - comme nous nous sommes rencontrés la première fois : devant la vitrine d'un marchand de musique (je regardais les saxophones, il contemplait un piano).

 

Il est malade dans mes rêves, je le sais et il le sait. Mais il parle exactement comme autrefois. Mes rêves débutent donc ainsi : je lui demande comment il se fait qu'il parle aussi bien. Il m'annonce alors qu'il a toujours parlé bien : c'est moi qui ne le comprenais plus, voilà tout.

 

Nous nous disputons un peu là autour (comme nous nous disputiions dans la vraie vie) et puis je tente de l'emmener quelque part. Dans un sanatorium ou une salle de concert, ou en voyage, ou à Beaubec. Et c'est là que le rêve tourne au cauchemar. Car Jim, toujours en parlant comme avant, refuse de venir. Et je sais que s'il reste dans la rue, devant la vitrine du magasin, ou sur le pas de ma porte, il sera en danger...

 

Je me réveille en sueur, évidemment. Car dans mes rêves, je n'arrive pas à le sauver.

Et dans la vraie vie, personne n'est jamais arrivé, personne n'arrive à sauver qui que ce soit d'Alzeihmer.

 

Putain de maladie. Et putains de rêves.

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4 mai 2014 7 04 /05 /mai /2014 08:52

En 1986, quand Jim et moi avons acheté une petite maison, sur les hauteurs de Rouen, nous avions fait appel à M., une amie, pour qu'elle refasse les peintures des pièces du bas.

 

M. possède en fait un CAP de peinture et un CAP de menuiserie-ébenisterie, elle travaille vite, bien, est consciencieuse et tout-à-fait professionnelle. Autant dire qu'elle n'a JAMAIS pu trouver, dans sa branche, de postes stables, tant les préjugés sont tenaces, et tant le milieu du bâtiment développe un machisme virulent.

 

Mais c'est pourtant à elle que le frère-curateur de Jim a confié la rénovation de la maison. Jim m'a en effet racheté ma part, quand je suis partie habiter avec Clopin, il y a une bonne  vingtaine d'années de cela. Et il n'a jamais plus entretenu la maison, ni même passé le balai,  sitôt la porte refermée sur moi...  Alzeihmer et les cinq dernières et terribles années par là-dessus, plus un incendie accidentel : pour pouvoir vendre une maison que Jim ne pourra plus jamais habiter, et consacrer l'argent de la vente à la pension de la maison de retraite, un gros chantier de peinture était indispensable.La boucle est bouclée : c'est de nouveau M. qui s'en occupe...

 

Mais M. est également une amie qui fut très proche de Jim ; elle fait partie des (très) rares à continuer d'aller voir notre malheureux ami dans son "mouroir" ; et son courage m'étonne ! Comme nous tous, M. éprouve un respect très grand pour l'intelligence, aujourd'hui disparue, de JIm  : elle a donc parcouru, après son travail,  les quelques carnets de Jim qui sont restés là-bas. Et m'a téléphoné pour m'en parler...

 

M. a en effet été si sensible à la lecture des carnets de Jim qu'elle ne pouvait se résoudre à les voir enfermés, pour toujours, dans un carton quelconque, chez le frère-curateur. Notamment les analyses et commentaires musicaux que Jim a rédigés jour après jour, toute sa vie. Elle se demandait si on ne pouvait pas mettre les carnets à la disposition des élèves du Conservatoire de musique de Rouen (le même où Jim a décroché son premier prix de composition), tant la richesse des observations, et l'élégance du style de Jim, la frappaient. Et me demandait mon opinion.

 

Je suis très contente de la réaction de M., car elle conforte la mienne : oui, les carnets de Jim sont exceptionnels, je l'ai toujours su. Et oui, encore : Jim aurait sans aucun doute autorisé une diffusion "publique" de ses carnets, car il les laissait volontiers lire à ses proches, et en a légué (par prescience de sa maladie ?) la plus grande partie à une association de diaristes, qui s'est justement donné pour but la conservation et la mise à disposition des journaux intimes qu'on leur transmet.  Déjà, certains des carnets de Jim ont intéressé une universitaire de Montpellier, ce qui ne m'étonne absolument pas...

 

Plutôt qu'une mise à disposition des élèves du Conservatoire, qui me semble bien compliquée à mettre en place -et ni M. ni moi ne sommes vraiment qualifiées pour cela, il me semble plus intelligent de continuer à verser la totalité des carnets à l'association des diaristes, qui au moins les conserveront et les tiendront à la disposition du public. Je suis persuadée que c'est ce que Jim aurait voulu. Et je suis non moins persuadée qu'un jour ou l'autre, ces écrits seront "promus", ou au moins intelligemment exploités ; songez que ce n'est pas simplement un "journal" que tenait JIm : il avait également mis en place toute une architecture, commentant dix ans après tous les "mercredis" rédigés auparavant. Bref, c'est non seulement un témoignage exceptionnel, comprenant des analyses de livres, notamment philosophiques (Jim avait une maîtrise de philo), des analyses musicales d'oeuvres multiples et diverses, dans une quantité proprement incroyable, mais aussi le récit d'une vie paradoxale : d'une richesse intellectuelle étonnante, cachée dans un quotidien "cheap", qui mettait le boisseau sur les capacités de notre pauvre ami...

 

Mais évidemment, ce n'est que mon avis, et celui de M. Le seul qui peut désormais décider du sort des carnets de Jim, c'est son frère-curateur. Nous nous plierons bien évidemment à sa décision !

 

Je suis allée voir Jim, sur ce. J'avais apporté les préludes de Debussy : il les a écoutés avec tant d'intensité que ses main, inconsciemment, bougeaient, comme sur les touches de son cher piano "trois-quart de queue"... Ah là là.

 

 

 

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23 mars 2014 7 23 /03 /mars /2014 10:45

Entendu, ce matin, ce qui m'a paru une transcription admirable des variations Goldberg  : pour deux guitares. J'ai cherché sur Deezer, et m'en suis abreuvée : c'est drôle, le rythme est beaucoup moins effréné que chez Gould, qui rendait le tout "haletant", et puis cette coloration "espagnole" que les guitares donnent à Bach  - au lieu d'une mécanique virtuose, l'impression de se promener dans un jardin andalou.

 

Bref, j'aime beaucoup, et comme je ne suis pas chienne :

 

 

 

Et voilà les deux complices :

 

duo-melisande.jpg

 

 

 

 

Et si j'étais une variation Goldberg, ce qu'à dieu ne plaise, je serais la n° 3 "canone al'unizon"...

 

L'autre bonne nouvelle, c'est que le bac musicologie de cette année portera... sur "Tutu" de Miles Davis. Enfin, enfin, alléluia ! Ceci dit, je n'aimerais pas être à la place des lycéens. Je me souviens d'une mémorable bagarre avec Jim, à cause justement de Miles Davis : il avait passé la nuit à enregistrer, sous différents formats, ce morceau "Tutu", et j'en étais écoeurée, comme pour une indigestion. Mais, voyez-vous, désormais, quand j'entends ce morceau, c'est la voix de Jim, qui me guidait à travers l'écoute, qui me revient, et se superpose aux sons géniaux de l'essence même du jazz...

 

 

 

 
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27 janvier 2014 1 27 /01 /janvier /2014 11:31

J'ai eu très peur, une fois arrivée chez Philippe (dit Babou) : Jim était quasiment catatonique, et l'on voyait qu'il était très mal. J'ai cru qu'il avait encore "descendu un palier", puisque c'est ainsi qu'Alzeihmer développe son sinistre travail.

 

Marine P., qui avait été le chercher à l'EPAHD, m'expliquait que c'était la non-reconnaissance de la cour de Babou, (il habite une petite maison à Sotteville les Rouen), qui avait ainsi affecté Jim. Nous étions 6 autour de lui : je crois qu'il ne reconnaissait guère que Babou, Martine et moi, et que cela aussi expliquait sa détresse palpable...

 

Fort heureusement, car tout ceci était d'une tristesse inconcevable, Jim a commencé à s'animer un peu, puis beaucoup, et a fini, lors du repas, pendant que Clopin lui jouait de l'accordéon, que Babou avait empoigné sa mandoline et que nous discutions autour d'un irish stew, par communiquer franchement ! Des mots lui revenaient, il fredonnait  pour tenter de nous faire comprendre son état d'esprit, il suivait la conversation et a même essayé d'aider à l'accordage des instruments.

 

Nous lui avons mis de la musique : il a suivi avec un intérêt passionné les mélodies...

 

Franchement, c'était devenu chaleureux - et j'ai raconté un peu le passé de Jim, sa  bizarre personnalité, la profondeur de son intelligence et sa générosité.

 

Babou avait eu parfaitement raison d'organiser un tel repas autour de lui : nous recommencerons !

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7 décembre 2013 6 07 /12 /décembre /2013 15:24

Anniversaire de Jim, hier : je passe lui déposer du chocolat à la maison de retraite. Il réclame toujours, par signes et grognements, une ceinture ou des bretelles, et c'est vrai qu'il perd son pantalon. Mais sinon, il est toujours au meilleur endroit possible pour lui. Même si j'apprends, à l'occasion de son anniversaire, qu'il est évidemment le plus jeune : 65 ans. Après lui, deux petites dames de 75 et 78, puis un grand saut et plus rien en-dessous de 85 ans...

 

Mais du coup, est-ce à cause de sa docilité, de son "jeune âge" ou des visites qu'il reçoit toujours, qu'il reçoit malgré tout  ? Je trouve que le personnel est vraiment charmant avec lui, et attentionné. Quand son cerveau, qui n'arrive plus à s'arrêter de se promener vaguement dans des endroits inconnus de nous, le lui permet, Jim a encore des regards pleins d'acuité, voire de tendresse. Au moins à mon égard. Je suis sûre que le personnel sent cette intelligence qui, par éclairs, brille encore devant nous...

 

Je ne m'y habitue pas, non, mais disons que  si je passe le cap du "bonjour" en arrivant à empêcher les larmes de me monter aux yeux, cela va à peu près. Et puis il y a des moments de grâce, comme hier : nous étions dans sa chambre, et je parlais de tout et de rien. J'avais remarqué, avec reconnaissance, que désormais il y a radio france musique en permanence dans cette chambre. Dans la salle commune, l'accordéon chromatique des années 50 est passé en boucle, et c'est encore plus lugubre...

 

J'ai dit, pendant qu'une musique commençait dans le poste, "tiens, écoute, on dirait du baroque". Jim a écouté et puis, d'un coup, lui qui ne parle plus sinon par grognements, qui a du mal à fixer son attention, dont la mémoire est "soi-disant" complètement détruite, il m'a rétorqué, sans aucune faute de prononciation, de sa voix d'autrefois : "non, tu te trompes, c'est bien plus tardif, je dirais Gounod".

 

J'étais absolument SCIEE, et j'ai cru, un quart de seconde, à un miracle... Mais non, les yeux de Jim se sont détournés, il s'est de nouveau affaissé un peu sur sa chaise en me souriant vaguement... Il était reparti à l'endroit où son cerveau malade l'emmène. Présent, et si absent à la fois.

 

La présentatrice a confirmé que c'était bien Charles Gounod. J'ai retenté le coup, une ou deux fois, mais le miracle ne s'est pas reproduit.

 

J'ai laissé la boîte de chocolat sur la table, en demandant à ce que le personnel  partage. J'ai dédicacé mon petit livre en ces termes : "au vieux Jim, avec gratitude : n'est-il  pas celui qui, autrefois, m'a ouvert les portes de l'intelligence ?"

 

Et puis je suis rentrée chez moi.

 

Mais, dans l'auto,  résolument, j'ai  fermé la radio.

 

 

 

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3 octobre 2013 4 03 /10 /octobre /2013 15:24

Aujourd'hui est une journée propice au mariage des Renards : la pluie est entrecoupée de rayons de soleil. Et ne me dites pas que les renards ne se marient pas : Kurosawa,  quand il était petit garçon,  l'a bien vu dans ses rêves. Et quelqu'un qui rêve avec de telles couleurs ne peut pas mentir :

 

 

 

 

 

Je me suis réveillée ce matin avec un chiffre en tête : 12427. Ce n'était pas les brins d'herbe de la pelouse de Chevillard. Ni ma carte bancaire. Qu'était-ce donc ? J'ai reposé ma tête sur l'oreiller, le chat pelotonné dans mes bras comme tous les matins, le chien juste à côté, j'ai ainsi pu rattraper le fil de mon rêve. Je rêvais de Jim, en fait.

 

12427, c'est le digicode qui permet de sortir de la maison de retraite où il est enfermé. Le digicode est à l'intérieur, et on demande aux visiteurs de faire attention à ne pas laisser sortir les patients désorientés. Tous sont absolument incapables de repérer le nombre, inscrit en tout petit sur la droite, de le mémoriser et de le taper sur la machine. Ce simple détail dévoile la faiblesse et la folie des résidents.

 

Mais pourtant, je trouve que le sort de Jim est adouci, parce qu'il a la chance de n'avoir pas la séquelle agressive et paranoïaque qui accompagne si souvent Alzeihmer. Jim est resté l'homme patient, courtois, docile qu'il a toujours été. Il reçoit ses visiteurs à grands cris de joie, comme l'enfant qu'il a certainement été.

 

La pluie qui fait sortir les renards pour se marier, cette pluie drue qui est comme la métaphore de la malchance de Jim, est adoucie par le rayons de soleil des visites qu'il reçoit. J'ai remarqué que ces dernières, à une ou deux exceptions - notables ! - près, sont surtout féminines. Et les prénoms des visiteuses sont comme un bouquet de fleurs posé sur la table : Nadyne, Brigitte, Martine, Marie...

 

J'ai préparé un panneau de liège, où j'ai épinglé  quelques photos de Jim, tirées de la boîte à chaussures qui contient les signes de mes différentes vies, de l'enfance à aujourd'hui. Je me dis que tout ceci ne pèse pas bien lourd : à peine un carton à chaussures. Mais les empreintes invisibles, elles, sont bel et bien là.

 

Je voudrais aussi mettre un "cahier de visites" dans la chambre de Jim. Plus pour lui, le pauvre, devenu incapable de déchiffrer les moindres écritures. Mais pour ceux qui viennent néanmoins le voir, afin que la trace de nos passages reste après nous. Je ne sais si, au niveau thérapeutique, c'est une bonne idée ? Je verrai.

 

Je voudrais qu'une certaine douceur enveloppe Jim, pour les années qui lui restent probablement à vivre. C'était un sacré renard, vous savez, ce Jim. Précautionneux, et sur le qui-vive...

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30 juillet 2013 2 30 /07 /juillet /2013 13:16

Quand je dois aller voir Jim, je cadenasse d'abord, soigneusement, les portes de l'émotion. Pas question d'en rajouter devant celui qui fut mon ami, et qui désormais doit seul affronter son cerveau malade. J'ai l'impression qu'en plus, il devient aveugle. Ses pas sont de plus en plus hésitants, et l'effort qu'il fait pour les gestes les plus simples me dissuade de les lui demander. Mehdi, le petit homme marocain qui, en échange de l'hébergement et du couvert, s'est installé depuis bientôt deux ans et est le seul garant de la présence de Jim à domicile, est parti un mois au Maroc. Le frère-curateur de Jim l'a donc placé, pour tout le mois de juillet, à l'Ephad des Sapins, au bout du bout de la Grand'Mare, au Châtelet. Ce quartier de Rouen, nommé joliment "les Hauts de Rouen", a été depuis les années 70 le ghetto dans lequel on repoussait, certes sans grilles ni murs mais fort efficacerment tout de même, les immigrés et leur descendance. Malgré les arbres, les larges avenues, le blanchiment des façades des HLM, malgré le dévouement des services qui travaillent là, les nombreuses associations et le dynamisme des animateurs de tout poil, le chômage y sévit encore plus qu'ailleurs, et les désoeuvrés de toutes couleurs sont légion. C'est au bout du bout de ce quartier que l'EPAHD se situe - sans doute un signe. Si vous y allez le dimanche, vous constaterez que les employés sont tous blacks, autour des fins de vie blanches qu'on relègue là. Mais l'endroit est spacieux, propre, apparemment calme, les employés souriants, et l'odeur ne fait pas trop la part belle au désinfectant qui saute à la gorge du visiteur.

 

Vous trouvez Jim dans sa chambre. Lit à une place, une table, une chaise, la radio éteinte, une armoire et un cabinet de toilette équipé. Le tout propre, et vide, aussi vide que les yeux de Jim, jusqu'à ce qu'il vous aperçoive et, rappelé à la réalité, ne se mette à pleurer doucement. De plus, erreur d'une aide-soignante sans doute pétrie de bonnes intentions mais maladroite, les cheveux et la barbe de Jim ont été coupés. Or, l'identité de Jim reposait, comme pour Samson, dans son système capillaire : lutte contre son univers familial à l'adolescence, proclamation muette d'une résistance aux normes... Le vide de la chambre est terrifiant aussi, pour qui se souvient à quel point Jim édifiait, contre la mort, des murs de collections diverses, au premier chef de la musique bien sûr, mais aussi des livres, cartes postales, petites voitures... Jim n'a plus les moyens de lutter, et laisse ainsi voir son dénuement moral. 

 

 

Pourtant, mieux vaut encore l'Epahd, à mon sens, que le cloaque qu'est devenue la maison de Jim, rue Louvet. JIm est exténué et soumis, certes. Mais il a besoin de dignité, et les soins qui lui sont prodigués, à l'Epahd, permettent au moins aux visiteurs de parler à une personne propre, habillée suivant ses besoins, bien nourrie et protégée. Le dévouement aléatoire de Mehdi, l'ambiguïté de sa situation (car les soins que requiert Jim équivaudraient à un smic et demi au moins, or Jim n'a pas les moyens financiers de rémunérer son soignant), le fait qu'il s'en va pendant la journée (et qui pourrait supporter de rester en permanence auprès de JIm ? Moi, je dure deux  heures maximum !!!) tout cela me fait craindre le pire, quand il quittera l'Epahd pour retourner rue Louvet. Si j'étais sa famille... Mais je ne le suis pas, et je pense que l'effort qui est demandé à son frère curateur est bien grand, d'autant que ce dernier est sous le feu roulant du jugement des amis de Jim, qui s'indignent et font pression : non, décidément, je n'aimerais pas du tout être à sa place.

 

Je tiens la main de JIm dans la mienne et, fermement, je lui interdis le désespoir. Je souris, je lui raconte tout ce que je peux : les voyages, les rencontres, les livres et les musiques, les puces du chat et la couleur des clématites. Je porte exprès ma robe rose fuschia, je chante même s'il le faut, ou bien je mets france musique en espérant que le programme du moment intéressera Jim. La musique est ce qu'il quittera en dernier, je le sais...

 

Et puis je l'embrasse fort, je m'arrange pour qu'il me dise "oui" quand je lui lance une dernière fois qu'il doit faire attention à lui, qu'il doit être solide et surtout tenir bon la rampe, et je m'en vais.

 

Quand je le quitte, désormais, j'ai toujours besoin de marcher, de faire fonctionner mon corps d'une façon ou d'une autre. Aller nager, ou faire le tour du quartier. C'est la seule manière pour que je puisse retrouver un peu de sérénité : sentir que mon propre corps obéit toujours, lui, à mon cerveau... Alors, une fois que je suis assurée d'être en sécurité, d'être revenue parmi les vivants, et loin de toute peine surajoutée à l'état de Jim, alors seulement j'ouvre les portes à l'émotion : et j'autorise celle-ci à m'envahir, et je laisse hoqueter, à gros bouillons, mon coeur chagrin.

 

 

chat-roux-et-fleur-de-clematite.jpg

 

(chat roux et ultime clématite).

 

 

 

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18 octobre 2012 4 18 /10 /octobre /2012 11:02

Enfin, une sorte un peu bizarre de monstre. Entourée en ce moment de deux malades qui tombent peu à peu dans la démence, Jim, un vieil ami, d'un côté, et Papy, mon beau-père, de l'autre, je me sens coupable. 

 

Certes pas de l'Alzeihmer du premier ni du Parkinson du second. Encore moins de l'agressivité (ponctuelle, mais...) qui s'empare de chacun des deux, chacun à sa manière. C'est la démence qui fait croire à Papy qu'on le torture, ou qui lui fait balancer tout le contenu de table de chevet dans la chambre de sa maison de retraite, ou brutaliser les aides-soignantes. C'est la démence qui conduit Jim à soupçonner son frère, curateur, de lui voler de l'argent... 

 

Est-ce un réflexe de défense, devant  la vieillesse  que De Gaulle qualifiait de "naufrage" et qui, accompagnée de ces pathologies-là, devient un drame pathétique ? Je suis pleine de compassion pour ces deux êtres, non par simple empathie commune aux humains, mais aussi vis-à-vis de moi : en compatissant à leurs peines non méritées, je compatis à ma propre souffrance de les perdre... 

 

Mais en même temps, et c'est là que je me sens monstrueuse, il y a quelque chose de fascinant dans la manière dont le cerveau humain se détériore. Je veux dire qu'à travers les propos déformés, inintelligibles ,  de Jim, ou la parfaite diction qui, de temps en temps , s'empare de Papy mais dont il se sert pour raconter d'invraisemblables histoires, j'ai parfois l'impression de voir une machine extrêmement perfectionnée, huilée, en service depuis des années et ayant bâti comme une sorte d'identité propre, se dérégler. Et lors de ce déréglement, la machine livre son secret. Elle montre comment elle fonctionne, dans quelle source d'énergie elle puise, ce qu'elle a in fine à nous dire... Et cela, chose horrible à dire concernant des êtres pour qui j'ai de l'affection, m'intéresse presqu'en dehors d'eux-mêmes. 

 

Le corps entier des malades est mis à la disposition de leur cerveau et celui-ci n'est plus tourné que vers un seul but : communiquer à l'extérieur, à tout prix, ce qui se passe à l'intérieur. Le langage est le seul outil, et combien délabré ! qui leur reste pour cette tentative... L'agressivité n'est que le signe, à mon sens, de l'impuissance à faire partager leur sentiments de soi. Le cerveau se fiche de l'état du corps. Mais il regimbe, si l'aide-soignante trop pressée (et pour cause...) interrompt une phrase absurde et inintelligible. Comme si c'était justement cette phrase-là qui allait dévoiler le problème. Comme si l'effort du malade se concentrait sur des mots " mode d'emploi".

 

Je me suis longtemps, non pas gaussée mais disons mise à l'écart des théories structuralistes de Lacan, qui abordait l'inconscient avec les outils contenus dans la boîte du linguiste. Mode d'époque, disais-je en haussant les épaules, cocktail freudo-marxisto-structuralo n'importe quoi quand même... 

 

Mais aujourd'hui, ma fascination devant les troubles du langage de mes deux pauvres malades me renvoie directement à mon propre rapport au langage, ou plutôt au fonctionnement du cerveau. Et si je m'était plantée sur toute la ligne ? Si, au lieu de jouer (et aussi de la gagner tout simplement)  toute ma vie avec les mots, trois mots en avant, trois mots en arrière, rapports administratifs et aimables petits récits insignifiants,  j'avais sérieusement, scientifiquement, étudié le problème ? Bref, si j'étais devenue psychiatre, ou mieux encore, neuropsychiatre ? Si c'était ça, ma "vocation" ? 

 

Et en même temps, j'ai honte - car quand j'écoute avidement, comme une résistante écoutait les messages brouillés de Radio Londres, les histoires débitées devant moi, non pour leur sens réel mais pour ce qu'elles peuvent dire de l'indicible, je ne suis plus dans l'amitié ou la compassion. Je suis... horriblement curieuse... 

 

D'un autre côté, je sers de réceptacle à ce qui n'est peut-être que bredouillements, mais qui sont comme des signes s'effaçant sur une paroi, qui tentent de montrer le chemin vers l'obscur absolu de l'être : le fonctionnement de son cerveau.  

 

Et puis c'est la fin des visites. J'ôte ma main, que j'avais posée sur le bras de Papy (j'ai remarqué que ce simple geste le rassure et le détend presqu'instantanément) , qui me sourit en m'indiquant "que moi, au moins, je suis gentille" ;  je me retourne une dernière fois vers Jim, qui m'assure, d'un geste de la main, "que cela va aller, bien sûr", et je rentre chez moi. 

 

Parce qu'en plus, on rentre chez soi. 

 

Même le plus grand des neuropsychiatres rentre chez lui. Ce n'est pas une pensée consolante, mais disons que je me sens un monstre un peu moins seul dans son cas...

 

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19 septembre 2012 3 19 /09 /septembre /2012 11:51

Ce matin,  la musique de Satie sur France Mu, mais dans  un arrangement orchestral de toute beauté (de Debussy) 

 

Je sais pourquoi ça m'a bouleversée à ce point : à cause d'une sorte d'ampleur que l'orchestre donne à cette musique. 

 

Et j'avais justement besoin de cette ampleur... 

 

Bon, je m'explique, en suppliant mes visiteurs de ne pas être choqués. 

 

Depuis que Jim est malade,  je n'ai pas pu m'empêcher de penser à sa fin, proche ou plus lointaine. La tristesse de ce jour-là sera bien entendu exprimée par de la musique : comment imaginer Jim nous quittant définitivement,  sans elle ? 

 

Si jamais je suis sollicitée pour un choix quelconque,  un nom me viendra tout de suite aux lèvres. Je suis sûre d'ailleurs que tous ceux et celles  qui ont connu Jim le prononceront aussi : c'est Erik Satie.

 

C'est Jim qui m'a fait découvrir Satie : il s'identifiait parfois  à lui, à cause du physique (barbiche, petite taille, forme du visage, une sorte de ressemblance dans les traits, et le petit reflet rigolard du lorgnon sur l'oeil, or Jim est borgne...).

 

Et puis il y avait cet humour ("de la musique d'ameublement"), et cette pudeur dans la sensibilité, et ce minimalisme musical, et ce dédain de la richesse : tout cela correspondait si bien à Jim... 

 

Oui, Satie bien sûr, la cause est entendue... Sauf que je ne peux évoquer Satie  sans repenser à la première fois  où j'ai écouté Jim  jouer les gymnopédies au piano. C'était au beau milieu de la nuit, dans une grande et froide  maison près de Pont-Audemer, aussi délabrée que sa liaison du moment - qui foutait le camp, oui ! 

 

Il les a jouées pour moi. 

 

Le piano, un simple quart-de-queue, et encore, à cadre en bois, n'était pas d'une justesse absolue. Les mains de Jim étaient fort petites, et il fallait qu'il soit rudement amoureux de moi (je le dis sans forfanterie, hein, c'était comme ça c'est tout, et puis notre relation n'a pas du tout été passionnelle mais assez compliquée, enfin bref) pour qu'il se lance ainsi, et joue avec une telle application, comme s'il y mettait toute son âme...

 

Ca, je ne peux le partager avec personne. Les versions au piano de Satie sont  toujours liées à cette interprétation de cette nuit-là, précisément. J'en suis la seule garante, car j'en étais la seule spectatrice. 

C'est pourquoi la version orchestrale entendue ce matin m'a comme sauvé la mise : elle donne une ampleur à une musique qui  s'est toujours apparentée à une conversation chuchotée, un murmure amoureux, ce qui me brisait le coeur quand je pensais qu'un certain jour, elle résonnerait comme un  glas. Ce n'était pas compatible, je ne sais pas si je me fais comprendre.. 

 

Alors que cette version orchestrale   habille de couleurs, de multiples nuances, une musique qui était si "unique" dans sa version piano :  elle pourra donc être partagée par tous, sans retirer à quiconque le souvenir de sa propre  écoute de Jim.  Elle  va permettre, si cela m'est autorisé, de  refermer la porte sur une  histoire qui, de manière magiquement incohérente,  n'appartient qu'à nous, Jim et moi, mais appartient aussi à tous ceux et celles  qui l' ont connu, et enfin,  évidemment, évidemment, appartient  à lui, lui seul...

 

C'est providentiel, je trouve ! Et je sens, je sais qu'il accepterait qu'il en soit ainsi, qu'il comprendrait, qu'il voudrait, qu'il aimerait en un mot,  que cette musique soit sa dernière demeure.

 

 

 

 

 

 


 


 

 

 


 


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