Descendue tôt ce matin dans la grande cuisine aux carreaux rouges, j'ai "buté" sur elle, enfin sur son souvenir, à chaque instant. Faut dire que la chienne du voisin était un peu devenue la nôtre - la grande maison d'à côté est bien souvent vide désormais, et Digoudi trouvait chez nous une place sur le canapé et la distraction des allées et venues, pendant les nombreuses absences de son maître.
Elle n'a pas eu beaucoup de chance, la Digoudi. Toute jeune, elle a percuté une voiture, et marchait donc mal, à cause de tendons disparus. Elle était boulimique, aussi, et il ne fallait pas laisser traîner à sa portée de la nourriture ; mais ça nous rendait bien service : d'une part, elle nous débarrassait promptement de tout ce qui pouvait encore s'avaler, question gestion et recyclage des déchets elle était sacrément performante, il aurait fallu la breveter pour sûr ! Et de l'autre, elle était un bon instrument de mesure : s'il lui arrivait de refuser de manger quelque chose, on pouvait être sûr que c'était toxique. "Attention ! Digoudi a refusé de le manger ! Faut se débarrrasser de ça !". L'opinion était parfaitement unanime à ce sujet...
Elle avait aussi la plus grosse voix du monde, quand il s'agissait d'aboyer après l'arrivant. Les hommes mettaient ça sur le compte de son sexe : "elle fait ça pour protéger ses petits", expliquait Clopin. Je répliquais, un peu piquée "mais justement, elle n'en a pas et ne pourra jamais en avoir, alors ?" ; bon en tout cas, elle aboyait terriblement, entraînant dans son sillage un Ti'Punch brusquement réveillé, et tentait de donner une impression d'animal redoutable, alors que c'était juste une petite chienne clopinante, avec un gros ventre boudiné, et une jolie petite tête fine, au regard doux. Elle était visiblement persuadée que c'était son devoir d'aboyer comme ça, en guise de sonnette de jardin, et revenait vers nous, sa queue malingre fouettant l'air, avec le plaisir du devoir accompli, alors même qu'on avait tous soupiré "mais ta gueule, Digoudi !"
Elle et moi partagions donc le côté féminin de l'espace beaubecquois, plutôt dévolu à des animaux mâles et beaux physiquement. Je ne dis pas qu'elle était mon alter ego, m'enfin, moi aussi, souvent, disons que je clopine là autour...
Elle est morte hier au soir, d'un cancer métastasé dans les poumons semble-t-il, et ce matin, rien n'est plus tout-à-fait pareil. J'ai ouvert la porte, mais elle n'était pas derrière... Je suis allée aux poules, et la gamelle de Ti'Punch contenait encore les nouilles délaissées par le grand chien - et que Digoudi se faisait un plaisir de terminer, c'était sa première activité du matin. Dans la grande salle, pas de creux au fond du canapé, pour marquer sa place, et à côté du poële, j'ai ramassé la peau de chèvre qui lui servait de panier, quand elle venait chez nous.
C'était juste la petite chienne du voisin-ami-copropriétaire qui, soupirions-nous "se tapait "l'incruste" - mais qui avait accueilli notre grand Ti'Punch et lui avait "tout appris" sur la place des chiens à Beaubec.
Juste la petite Digoudi.