Bon, alors je ne vais pas vous faire ici tout un pavé sur "Terre de Liens", sachez juste qu'il s'agit de redistribuer les cartes d'attribution du foncier agricole - j'ai adhéré et contribué, par ma modeste obole, à ce qu'un jeune agriculteur ouvre une ferme bio dans le Nord, de toute manière si vous voulez en savoir plus vous n'avez qu'à cliquer ici.
Sauf que la manifestation prévue samedi prochain, là :
m'interpelle quelque part, pour parler comme dans les années 80. Pour des motifs purement égoïstes, voire égocentriques, bien sûr. M'enfin une marche qui se déroule entre l'Abbatiale de Bernay et Brionne, avec halte à Serquigny, comment vous dire ? On va dire que pour moi, c'est plutôt ciblé... C'est ça : je suis une sorte de coeur de cible, là.
Quand j'étais petite fille, et que j'accompagnais tous les samedis matins ma mère au marché... ah, faut vous expliquer un peu, d'abord, ce qu'il en était :
A Bernay, le marché, éclaté, se déroulait à quatre endroits différents, dont le plus remarquable se situait dans les halles en face de l'église Sainte-Croix. C'est là qu'on vendait les animaux vivants : les volailles, les lapins, voire les cochons. Ma mère évitait généralement de passer par là , surtout quand mon frère D. nous accompagnait. Mon frère ne supportait pas de voir les animaux en cage, je surenchérissais, et nous ramenions ainsi, à la maison, un certain nombre de bestioles diverses, obtenues par toutes sortes de pressions allant des machoires serrées de la douleur intense (mon frère D.), aux yeux brillants de larmes et aux soupirs soi-disant étouffés (votre servante). Ma mère, qui avait le coeur sensible et était bon public de nos jeux de scène (d'autant que ces derniers reposaient sur la plus parfaite sincérité), avait la faiblesse d'y souscrire. Et nous voilà parcourant les rayons où de braves fermières, assises derrière leurs cages, vendaient placidement leur basse-cour, tentant "d'en sauver au moins quelques uns"... Cela ne nous a jamais empêché, notez bien, de nous battre pour déguster le poulet dominical, chacun convoitant le blanc et dédaignant les ailes...
Les poussins, les lapereaux, les chatons évidemment (mais ces derniers étaient donnés), la faune envahissait la maison... Je me souviens d'un lapin blanc qui passa ainsi un certain temps sur le tas de charbon, dans la cave (ainsi, il éloignait un peu les trop grands risques de tripotage, car de blanc qu'il était, il vous couvrait les mains d'un noir charbon), d'un nombre approximatif de poussins (au grand plaisir des chats du voisinage), de tas de bestioles que ma mère, résignée, se contentait de cantonner dans le jardin (mais nous les ramenions dans nos lits, dès qu'elle avait le dos tourné).
C'était vraiment un petit théâtre, que ce marché devant le porche de l'église, dans la représentation hebdomadaire était ponctuée triomphalement par l'arrivée de la calèche de Monsieur de Broglie, qui sortait son attelage tous les samedis. Une belle voiture légère, un cheval nerveux, luisant et magnifique. Je me revois encore, une main dans celle de ma mère, mon frère D. à côté portant une cage dans laquelle trois poussins piaulaient à qui mieux-mieux, admirant l'hobereau (car il jouait à en être un) descendant de son "tilbury" (c'est ainsi que notre mère nommait sa calèche) devant l'église. Ce qui m'impressionnait le plus, c'étaient ses gants blancs, et cet air affable de celui qui vient en voiture à cheval pour son plaisir, n'est-ce pas, puisque possesseur d'une superbe DS(entre autres) les autres jours de la semaine.
Ma soeur aînée fut nommée institutrice à Serquigny. Le premier jour où nous allâmes voir comment elle était installée dans son logement de fonction, nous avons suivi une route qui longeait les grasses prairies, les cours d'eau qui affleuraient la terre, signalés par la double rangée de têtards... C'était un paysage rural qui respirait la prospérité, et j'entends encore la voix de ma mère nous signalant qu'à gauche, qu'à droite, ces champs-là appartenaient tous à la famille de Broglie, et que nous allions bientôt passer devant les grilles fermant le chemin qui montait au château. "Quelle âme est sans défaut" ? Disait Rimbaud. Je ne garantis certes pas la mienne, mais je me souviens de n'avoir pas aimé le son révérencieux de la voix de ma mère, parlant des De Broglie (prononcer "debreuille"). Pas plus que mon frère D. ne souffrait de voir un poussin dans une cage, je ne supportais d'entendre ma mère ainsi respectueuse, justifiant une supériorité "naturelle" de cette famille-là.
C'est peut-être à cause de ce tilbury, de ces gants blancs, de ce sourire planant au-dessus de la foule inférieure et tétanisée des ploucs du coin, de la voix de ma mère flûtant son respect, que j'ai une furieuse envie d'aller marcher pesamment, le plus pesamment possible, de Bernay à Serquigny puis Brionne, pour réclamer une autre distribution du foncier agricole ?
LIEN VERS TERRE DE LIENS ET LA MANIFESTATION DU 30 SEPTEMBRE...