(Rose, vous voici du côté de Clopin... Merci à vous de votre gentille intervention).
En fait, pour me changer les idées, non seulement je peux regarder les photos de Cartier-Bresson, si pleines d'humanité, mais encore lire les petites chroniques rouennaises de Félix Phellion. Je partage avec lui la ville de Rouen, même si j'ai très souvent l'impression d'y avoir habité fort différemment. Il est mon aîné de quelques têtes, et nous ne fréquentions pas les mêmes lieux, enfin, pas de la même manière. Ce doit être pour cela que, lorsque je le lis, à la fois je m'y retrouve, et je m'y perds.
Sa dernière chronique, par exemple, sur le "BIg Ben Pub" : une madeleine, certes, qui nous est commune, mais fourrée si différemment !
Je crois que, lui comme moi, avions relevé cette incongruité : le Big ben Pub est (était) un café installé dans une fort vieille maison rouennaise (17è ?), c'est-à-dire une maison haute, étroite, malcommode, à un angle de rue si refermé que le soleil a bien du mal à entrer par les fenêtres de toute façon insuffisantes, et par-là dessus située à un angle de la rue du Gros Horloge, en vis-à-vis de l'Horloge en question, comme si on pouvait, au sortir du bar, se servir de la sombre encoignure comme urinoir en quelque sorte (si proche du monument historique : à un jet de p... près, pour tout dire...).
Et appeler cette maison "Big Ben Pub" !!! Il fallait le faire : revanche de l'anglois pourtant bouté hors de là, fumant encore de vapeurs de pucelle ?
Félix sent encore le goût de bières rouges dans le fond de sa gorge, quand il évoque l'endroit... Mais moi, c'est la figure de mon amie Isabelle, perdue de vue depuis qu'elle est partie vivre en Suède, qui me revient tout droit.
Allez, je vous raconte tout.
Isabelle était une fille perdue de la bourgeoisie rouennaise. Papa médecin ou chirurgien, je ne sais plus, qui, sur le tard, s'oriente vers la sexologie (!), pendant que Maman pratique strictement le catholicisme, puisque coincée du cul avec toute la ferveur requise.
Grande maison avec beau jardin et murs d'enceinte, sur le bon côté de la ville, le quartier Saint Gervais et ses côteaux ensoleillés. Et divorce final et prévisible des parents qui fait trembler tous ces beaux remparts jusqu'à révéler les failles les plus secrètes - frère schyzophrène, Isabelle qui part, voyage, et revient, agitée et pourtant douce, rompant et rompue par cette famille si flaubertienne...
Je l'avais rencontrée à un stage de violon folk. C'était de ma part une idée saugrenue : mes doigts comprennent un index si déformé que toute pratique instrumentale m'est a priori fort difficile d'accès, à part le triangle et la vielle à roue (et encore, pour cette dernière...bref). Mais justement : la main droite, au violon, ne fait "que" tenir l'archet, je pouvais espérer... Je n'espérai pas longtemps.
Isabelle, elle, était vraiment douée. L'oreille juste, le sens de la mesure et le goût du partage. Je me souviens encore des premiers mots qu'elle m'adressa : "Je ne peux pas y croire", me dit-elle.
"Croire quoi ?"
"Qu'il ait sauté"
"Qui ça ?"
"Mon frère, Gilles. Il est sorti de l'HP, il a pris le train, il est venu à Rouen, il est monté à Mont Saint Aignan, il a grimpé dans un immeuble et il a sauté du toit. Je ne peux toujours pas le croire. Tu ne voudrais pas venir avec moi le voir, au centre de rééducation ?"
Nous étions toutes deux en train de ranger nos violons dans leurs boîtes, quand nous avons échangé ces mots. C'était presque le moment que je préférais, dans le cours. Le beau velours bleu qui garnissait le bois, comme un cercueil de luxe où l'on déposait l'instrument que j'avais fini de torturer, la fixation de l'archet au couvercle, la peluche rouge qu'on étendait soigneusement sur le ventre du violon, encore couvert de poussière blanche de colophane, la petite case où l'on rangeait le chiffon et la petite boule de résine orangée... La boîte, cette fois-là, est restée aussi ouverte que ma bouche et mes yeux : toute grande. Isabelle a continué, d'une voix aussi calme et douce que sa main faisant glisser l'archet, de me parler de son frère. Il était resté aveugle et paraplégique de sa chute, mais Isabelle tentait pourtant de lui faire rencontrer d'autres personnes que les amis de sa mère, curés, bonnes soeurs et âmes pieuses qui venaient faire la morale au jeune homme. Celui-ci n'écoutait guère. Traîné dans les églises, les réunions paroissiales, jusqu'à Lourdes bien évidemment, il profitait de toutes les occasions pour faire les poches à ceux qui poussaient son fauteuil roulant, planquait les billets récoltés et arrivait ainsi à se procurer les clopes qu'il fumait en cachette. Sa mère croyait qu'il était possédé par le démon, et multipliait les prières... Il va sans dire que, prévenue par Isabelle, la première fois que je le rencontrai (en douce), je lui refis sa provision...
C'était pour le revoir qu'Isabelle était revenue à Rouen, quittée pendant la révolte de l'adolescence. Mais elle était fort peu acceptée dans la maison maternelle, conquise de haute lutte dans le partage du divorce. Il lui fallait payer sa chambre en ville, se nourrir, s'habiller par elle-même : si elle voyait encore de temps en temps son père, sa mère la tenait pour responsable de la maladie et de la tentative de suicide de son frère. Les vivres à peu près coupées, Isabelle devait subsister : elle faisait donc la manche, le soir dans les cafés. Activité certes lucrative, enfin relativement, mais cependant dangereuse pour une jeune fille comme elle. Etre deux semblait le minimum pour s'assurer une certaine sécurité !
Car Isabelle était belle, vraiment belle, d'une manière presque médiévale, et donc souvent en proie à des propositions appuyées. Blonde, les yeux bombés et bleus, le teint de porcelaine comme on dit, mince et élancée, une voix douce - et une naïveté abyssale. Ce fut donc son instinct, plus qu'un raisonnement quelconque, qui me désigna à elle. J'étais brune, bien moins jolie sans être pour autant repoussante, mes cours de violon m'avait permis d'ânonner quelques notes, je pouvais l'accompagner, et il se trouvait justement que mon aspiration à la liberté me conduisait moi aussi à vivre d'expédients. Et je n'étais certes pas aussi naïve, ni si démunie devant le désir masculin !
Nous avons ainsi traîné, elle et moi, pendant quatre ou cinq mois, jusqu'à ce que je jette l'éponge. Car "faire la tournée" des restaurants et des bars, le soir, pousser la chansonnette pendant qu'Isabelle m'accompagnait au violon, ou bien jouer à deux "greensleaves" ou d'autres petites mélodies (Isabelle tentant de planquer mes fausses notes tant qu'elle le pouvait) rapportait assez bien. Mais Isabelle était décidément trop étrange, trop désemparée et en-dehors de la réalité, même pour la libertaire idéaliste et débridée que j'étais à l'époque. Je ne pouvais plus la suivre.
La rupture eut lieu un certain soir, en sortant du "Big Ben Pub". Le patron nous y acceptait sans diffculté, comme la majorité des cafés et restaurants où nous allions, malgré l'exiguïté de l'endroit, parce qu'Isabelle et moi étions (sans en avoir conscience, à l'époque) une certaine attraction. Dame ! Nous n'avions pas quarante ans, à nous deux... Imaginez-nous deux secondes : je portais à l'époque de grandes jupes indiennes, rouges et froncées à la taille, et la sangle de mon étui à violon, trop lâche, venait appuyer sur ma poitrine. Je portais un chapeau à large bord, en feutre, qui servait pour la quête. Isabelle, elle, rayonnait de féminité dès qu'elle souriait, si doucement. Nous nous regardions en souriant, pendant l'accordage, elle devait toujours m'encourager un peu pour le violon, tant j'avais honte de ma piètre prestation.
La quête qui suivait marchait mieux si c'était elle qui passait le chapeau : elle regardait naïvement, droit dans les yeux, les buveurs et mangeurs, et puis elle jouait vraiment bien, et en plus elle était bien plus belle que moi. Mais nous partagions quand même la recette à parts égales, ce qui était gentil de sa part... Parfois le patron d'un restaurant qui n'était pas encore l'Etoile d'Or nous offrait le couscous. Nous n'osions pas refuser.
Mais un soir, Isabelle, la douce Isabelle, "péta les plombs". Nous étions donc au Big Ben Pub, il devait être vingt-trois heures, et nous poussions notre maigre répertoire devant une quinzaine de tables toutes occupées de jeunes cadres dynamiques. Les applaudissements furent-ils trop clairsemés pour elle ? La quête précédente avait-elle été trop maigre ? Toujours est-il qu'Isabelle se mit à interpeller une table où trois jeunes gens, sans nous accorder le moindre regard ni la moindre attention, avaient continué de converser pendant notre prestation. Et voilà mon Isabelle qui se met à les engueuler ! "Vous pourriez AU MOINS nous écouter. On vient ici, on se casse le cul à jouer pour vous, et vous, vous continuez à parler, vous haussez même la voix..."
J'étais horrifiée, et les clients en question si ébahis, qu'ils mirent quelque temps à comprendre ce qu'Isabelle leur criait aux oreilles. Je tentai de l'entraîner, que l'on sorte de là le plus vite possible avant que le patron n'appelle les flics ou qu'un client ne vienne lui fiche une baffe, mais bernique. Isabelle gueula de plus belle, dès qu'un client osa protester qu'il était venu là pour prendre un pot tranquille avec ses potes, et qu'il n'avait nullement demandé à écouter quoi que ce soit ; surtout pas deux filles comme nous, dont le répertoire et l'aspect lui étaient parfaitement indifférents...
Le patron arrivait, attiré par le bruit, pendant qu'attrapant Isabelle par le bras, je fis la seule chose qui pouvait la calmer : je lui arrachai son violon des mains, et sortis le plus vite possible : seule façon pour qu'elle me suive Sur le trottoir, je tentai de dire à Isabelle que c'était les clients qui avaient raison, pas elle. Mais elle ne voulut rien entendre. Non, d'après elle, les "artistes" avaient le droit d'être "respectés". Les clients du Big Ben Pub n'étaient que des gros fachos, voilà tout. Et des cons, par-dessus le marché. D'ailleurs, moi aussi j'étais idiote : en lui arrachant son violon, j'avais pété une clé...
Et nous voici toutes deux, assises sur le trottoir devant l'agence du Crédit Lyonnais de la rue Jeanne d'Arc. Isabelle pleurant dans mes bras et me demandant pardon. Moi me sentant poisseuse, fatiguée, dans l'impossibilité de continuer à la suivre nuit après nuit, avec les regards des buveurs sur moi, la fumée de leurs clopes dans le nez et absolument aucun sentiment d'être l'"artiste" dont Isabelle se réclamait.
Nous sommes restées amies, malgré la séparation de notre duo . Mais je la regardais désormais autrement : comment pouvait-on allier, ainsi, une telle énergie, une telle sensibilité, la plus parfaite ingénuité, avec une si évidente incapacité à comprendre le monde comme il va ? Elle me faisait penser au Baptiste des Enfants du Paradis.
Il ne faut pas trop s'approcher de ces fragiles-là. Ils ont tôt fait de vous casser...
Quant à moi, je n'ai plus jamais pénétré dans le Big Ben Pub. La bière qu'y buvait Félix Phellion était rouge, nous dit-il. Moi, ce sont les joues qui m'en brûlent encore...
(petite musique d'époque pour remercier ceux qui m'ont lue jusque là ! Et attention, hein : moi, je n'engueule pas les autres...)