J'ai fini la lecture du "Proust" de Samuel Beckett avec des sentiments mélangés.
IL faut savoir que j'ai beaucoup admiré Beckett, non seulement à cause de l'immortel "en attendant Godot", mais surtout à cause de ses livres. Je les jugeais... profonds et désinvoltes à la fois. Oui, désinvoltes. Je me souviens (je n'ai pas l'envie de chercher les références exactes, alors, ce ne seront que des souvenirs approximatifs) d'un début de chapitre, était-ce dans Watt ? Dans Murphy ? Toujours est-il que c'était l'apparition de l'héroïne. Elle débarquait dans le roman, décrite ainsi :
"sexe féminin
taille 1 m 73
yeux bleus
pointure 38
taille 62 cm
poitrine 90
hanches 95
robe en cotonnade bleue
Le sexe féminin, la taille, les yeux et le reste entrèrent dans le magasin X en faisant gaiement claquer la porte..." (ou un truc approchant)
J'avais trouvé ça vraiment très drôle, culotté et désinvolte, donc. Pas autant qu'Alexandre Dumas, qui n'hésitait pas à nommer un chapitre de sa Dame de Montsoreau ainsi :
"LXXVI
Lequel n'est autre chose que la suite du précédent, écourté par l'auteur pour cause de fin d'année"
Mais épatant tout de même. Je m'attendais donc à une désinvolture identique, dans ce mince petit livre (106 pages et demie écrites gros, aux édtions de minuit) traitant de l'océan de la Recherche du Temps Perdu. Cette minceur même m'en apparaissait le signe...
Eh bien, pas du tout. Ce livre est tout, sauf désinvolte. Ce n'est pas une "critique littéraire", à proprement parler. Plutôt une sorte de "résumé analytique" - et en fait, toutes proportions gardées évidemment, Beckett fait ici ce que chaque lecteur de la Recherche a envie de faire : décrire sa propre lecture.
En plus, Beckett n'a que 24 ans quand il écrit ce livre. On le sent à la fois armé d'érudition (Vico, Joyce et Dante n'ont plus de secrets pour lui, et il en fera référence en parlant de Proust, au risque de "grands écarts" un peu alambiqués), possédant les clefs du savoir et de l'analyse, et impatient de s'en servir. J'avais presque envie de lui dire, tout en le lisant avec avidité, de ralentir un peu. Il ne sait pas encore, visiblement, que ces merveilleux outils de compréhension dont il dispose, le savoir et l'intelligence de l'analyse, ne sont rien, s'iis ne sont pas mis au service de l'émotion. Il est tellement content de comprendre Proust, de pouvoir en rendre compte, qu'il en oublie de nous dire l'effet produit sur ses propres nerfs, sur sa propre sensibilité. Or, tous les lecteurs de Proust savent bien que c'est là le point d'achoppement. Il est si facile de se perdre dans d'infinies analyses, dans du décryptage, dans tous les paradigmes proustiens qui s'offrent au cerveau comme des corolles déployées - on en oublierait presque d'admirer le chemin.
Et notre jeune Beckett est tombé dans le piège, j'en ai bien peur. D'autant qu'il fait comme tous les autres, (sauf peut-être les fous absolus genre Tadié ?) : il est devant l'oeuvre de Proust comme devant une toile monumentale, plongée dans l'obscurité d'un musée endormi. Ceux qui viennent la voir portent leur propre lumière, comme les mineurs ont une lampe sur leurs casques. Le faisceau de la lampe rencontre tel ou tel partie du tableau, l'éclaire, certes, mais laisse toujours d'autres parties dans l'ombre. Ainsi, pas un mot, dans le Proust de Beckett, sur les juifs, si cruellement moqués dans le livre, comme si Proust cherchait à éloifner ainsi son propre judaïsme. Presque rien sur l'homosexualité, à peine indiquée quand Beckett parle de Charlus, alors qu'il est le prototype de ce que Marcel redoute tant d'être. Bien sûr, Beckett a capté l'essentiel de la Recherche, et il le livre ici, avec la profondeur requise. Mais !
En plus, ce qui n'est pas pour me déplaire, il partage certaines de mes propres opinions, simplement bien plus poussées, bien plus achevées que les miennes, et dites avec tant de clarté et d'élégance que je ne peux qu'admirer, et me sentir bien petite. Mais quand il déclare "il est significatif que les images de Proust sont pour la plupart botaniques. il compare l'humain au végétal. L'humanité lui semble être une flore, jamais une faune : aucun chat noir, aucun chien fidèle chez Proust", non seulement je l'approuve des deux mains, mais j'ai envie, là encore, de lui parler, pour compléter son propos. Car pour moi, la botanique relevée par Beckett éclate aussi dans la phrase proustienne, qui est elle-même comme une tige rhizomée dont Proust se sert pour entourer son lecteur et faire réapparaître, en résurgence, chacun de ses personnages. Beckett a bien noté, aussi, que le grain de beauté d'Albertine voyage de son menton à sa lèvre supérieure, mais il n'a pas relevé, d'après moi, la complexité des portraits féminins de Marcel. Les trois femmes de pouvoir, dans le livre, à savoir Mme de Guermantes, Mme Verdurin et Françoise, échappent à la maternité. Certes, Françoise a une nièce qui deviendra "sa fille" à Paris - mais point de maternage, point de petite enfance. Par contre, Beckett a raison, selon moi de rejeter le titre du "temps retrouvé" : comme lui, je pense qu'on pourrait l'appeler plus commodément "le temps aboli". On pourrait multiplier à l'infini les opinions de Beckett sur Proust, et les discuter toutes, mais encore une fois, il fait comme tout le monde : il projette son faisceau de lumière à lui sur une oeuvre aussi grande, habitée et foisonnante qu'un tableau de Bosch. Imaginez donc de voir "le jardin des délices" à la lueur d'une bougie. C'est ce que nous faisons tous avec la Recherche, en fait ; ça ne m'a pas empêchée, pendant tout le bouquin de Beckett, d'avoir une furieuse envie de lui parler, d'entamer une bonne conversation sur notre Marcel commun...
Et si nous décidons de "balayer" l'oeuvre, comme Assouline le fait avec son " Proust de A à Z", nous n'en aurons pas plus saisi l'amplitude. Le balayage ne permettant pas, à mon sens, l'exploration minutieuse de cet univers-là. Les minuscules lectures de Véronique Aubouy sont peut-être ce qui se rapproche de plus de ce que chacun d'entre nous peut transmettre de cette oeuvre-là...
En tout cas, tout incomplet soit-il, le livre de Beckett fait preuve d'une remarquable pénétration de la Recherche; Mais il cadre si peu avec ce que je croyais savoir de Samuel - il est si sérieux, si empreint d'érudition et d'analyse, qu'il en devient presque, non pas scolaire mais universitaire. Je suis persuadée, vraiment, que Beckett rendant compte de sa lecture de Proust aurait écrit un tout autre livre, si, au lieu de s'y lancer à 24 ans seulement, il l'avait écrit à la fin de sa vie.
Beckett était un si magnifique vieil homme. J'ai comparé un jour ses rides aux sillons de sable que la mer laisse sur l'estran, quand elle se retire. Il lui a donc manqué, quand il faisait jouer avec ivresse ses nouveaux outils de compréhension sur Proust, paradoxalement, le sens de toute la Recherche : à savoir qu'il faut avoir commencé d'éprouver sur soi-même le Temps, encore et encore, pour parler de ce livre-là.
Tel quel, le livre est cependant vraiment intéressant, et je le recommande !! C'est juste qu'on a tant envie de dire, une fois la dernière page refermée : "play it again, Sam"...