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14 octobre 2014 2 14 /10 /octobre /2014 09:01

Clopin a commencé son travail de sape en s'attaquant direct au pire, à savoir le mendiant de la ligne  5 qui m'avait tellement traumatisée.

 

Entre "Laumière" et "Quai de la Râpée", en passant par "Stalingrad" ou "Bastille" ,  les noms de stations de métro me font parfaitement divaguer, et il fallait la crécelle du mendiant pour m'en détourner, avec horreur : "sioûplizz, messidames, oune peu de l'aide sioûplizz" -et  déjà sa voix déplaisante, sautillante et nasillarde, me faisait frissonner, et puis je le voyais arriver, de sa démarche quasimodienne : un type d'environ 40 ans, courbé d'un côté et pour cause, se retenant  d'une main  aux poignées et barres, sautant des unes aux autres. Le pantalon s'arrête juste au-dessous des genoux, les pieds sont nus, et le droit est atrocement déformé ;  l'homme ne marche pas sur son talon mais sur le calcaneum, le restant du pied étant à angle droit de la cheville...

 

Moi  à qui  les multiples entorses ou fracture n'ont causé d' autres troubles qu'un certain manque d'assurance, et une lenteur à monter ou descendre les escaliers, moi  qui peux, si je le veux, encore esquisser trois pas de danse, la simple vue  de la clopinerie du mendiant me vrillait les nerfs. Mes chevilles surtout se rappelaient brutalement à moi. De quel pays, de quelle partie de la planète le mendiant venait-il ? Je me posais la question, ne pouvant croire qu'en France, on eût pu laisser le bébé, l'enfant, avec un tel handicap sans le traiter. N'y avait-il ni chirurgie, ni hôpital, ni maternité, de là où il venait ?

 

Il résumait pour moi, à lui tout seul, l'insupportable des destinées humaines, de celles qu'on croise sans vouloir  les voir et qui s'imposent pourtant  dans le métro parisien - et Clopin, qui me connaît bien,  à qui j'avais raconté le mendiant, et qui l'avait croisé lui aussi sur la ligne 5, voulait m'endurcir - "c'est son gagne-pain", me disait-il, "peut-être a-t-il un fauteuil roulant au sortir du métro ?"

 

Ce jour-là, en descendant vers l'enfer bruyant, je pensais encore à lui   -  mais  Clopin résuma d'un mot libérateur ma gêne :  "crois-tu que nous croiserons Gollum ?" ; l'image était si juste que j'ai pu en sourire...

 

Oh, bien sûr, même  sans Gollum que nous n'avons pas croisé, le métro parisien a tout de la Cour des Miracles. Mais justement :  c'est l'absence des gueux qui serait parfaitement insupportable, bien plus que leur présence.

 

D'autant que, ce jour-là, comme nous nous déplacions ensemble Clopin et moi, je voyais la scène un peu par ses yeux, et lui par les miens. Notre longue cohabitation nous permet de savoir ce que ressent l'autre...

 

Le "sdf" qui passa devant nous sur un quai, affublé d'un énorme sac à dos, les cheveux gris et la silouhette informe, nous fit cependant, malgré sa pauvreté évidente, sourire une seconde  fois : l'homme contournait gaiement les passagers attendant leur rame, maniant avec vélocité la trottinette (!) qui lui servait de véhicule. Il y avait, dans cet homme zigzagant autour des passagers immobiles, comme une revanche - l'homme  tombé si bas qu'il peut se permettre une liberté qui manque à autrui, et comme une légéreté : une ironie à la Dickens, l'humour comme bouclier ; le contraire des humiliés, des offensés  de Dostoïevski.

 

Et puis, assis dans la rame, nous avons entendu un  roumain massacrer allégrement Carmen - sur un violon mal accordé, un crincrin infect. Carmen est certes particulièrement massacrable, et  massacrée tous les matins, par de multiples personnes fredonnant sous la douche, et moi-même, je l'avoue, je peux brailler sans l'ombre d'une honte que l'amour, oui oui, est enfant de Bohême. Mais là. Il y avait une telle ironie à ce pénible numéro, et l'indifférence générale des voyageurs était tellement "surjouée" en quelque sorte - car enfin, personne ne pouvait, à moins d'une surdité complète, NE PAS souffrir de ce qu'on entendait, qu'un fou rire me gagna, soigneusement entretenu par Clopin, dont je ne pouvais croiser le regard sans repartir de plus belle.

 

Nous avons ri ainsi, irrésistiblement , et les passagers nous ont appliqué à nous aussi cette indifférence qui va jusqu'à gommer l'existence d'autrui. Mais justement : du coup, nous jouissions nous aussi d'une liberté complète... Au diable l'avarice. Tout alors nous fit rire, gaiement, de bon coeur. La grotesque mendiante croulant sous ses paquets, se déplaçant, tel un buffle,   à contre-courant du flot humain, mais justement : devenant ainsi plus présente et remarquable, plus vivante, que la grise multitude.

 

Nous avons ri des solitaires à portable. Dans le métro, 8 personnes sur 10 pianotent à tout va, d'un pouce déjeté, sur de petits écrans, des messages "insignifiants", franchement, quand on y songe, n'y a-t-il pas là une signifiante drôlerie ? Nous avons ri du couple de touristes mal assorti , et des musiciens des rues déguisés en Russes de pacotille : je voyais le métro comme Clopin le voyait, comme une sorte de théâtre, comme une représentation où je pouvais choisir ma place, et où le dernier des hommes pouvait aussi choisir la sienne.

 

Et puis il y eut la Belle Espagnole.La beauté véritable est si rare qu'elle ne peut paraître sans produire l'effet d'une lampe qui s'allume. Dans le wagon, ce furent les prunelles des hommes présents, malgré toute la rigidité que le code du métro requiert, qui ne purent s'empêcher de se tourner vers la jeune femme assise précisément en face de Clopin et moi. Elle était jeune, mince, blonde, aux yeux verts, et parlait gaiement à un interlocuteur téléphonique, dans un castillan trop rapide pour que je puisse comprendre sa conversation. Mais tout, son teint  d'une fraîcheur extrême,  la finesse de ses sourcils, l'intelligence de son regard vert, la gaieté de sa voix, ses traits purs, le dessin de ses lèvres,  tout était empreint d'une  beauté étincelante, comme je n'en ai vu, moi, qu'à quelques rares reprises ... A mon tour de taquiner Clopin. "remballe ta langue, tu taches ton plastron", lui lançais-je à voix basse, ce qui eut pour effet de le faire pouffer. "Je ne suis pas le seul", fit-il remarquer à juste titre... Et quand la Belle  quitta le wagon, remplacée sur le champ par une matrone épaisse au regard particulièrement vide et bovin,  Clopin  a soupiré "eh oui, c'est pas tous les jours fromage et dessert"  :   ce fut à mon tour de repartir à  rire encore, comme je n'aurais jamais pensé pouvoir rire ici...

 

Satané Clopin. Il voulait me prouver que le métro, ça pouvait être chouette. Que lui, dans sa jeunesse parisienne, y avait trouvé son compte. Qu'il adorait ça, ce concentré d'humanité, et qu'il pouvait y avoir de la cruauté gaie, de la beauté partout, et que l'insupportable du désespoir côtoyait les étoiles...

 

(faudra-t-il qu'il m'accompagne désormais partout où j'irai ?)

 

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