C'est grâce à Pierre Assouline que j'ai lu le captivant et érudit ("éruditissime", pourrais-je tenter) Patrick Boucheron. L'homme qui parle de l'histoire comme un amant du corps de sa maîtresse. Mais avant tout, avouons humblement que ma lecture du susdit est forcément limitée par mon ignorance, qui s'étend au fur et à mesure que je parcours les pages qui sont proprement débordantes de savoir, de gai savoir aurais-je envie de dire.
Les conversations sur "l'entretemps" (titre du livre) prennent appui sur une toile de Giorgione, "les trois philosophes" :
Toile qui permet à Boucheron d'échafauder des exercices de style, façon histoire de l'art (la série "Palettes" n'est pas loin, d'ailleurs un des numéros de cette série a porté sur la "flagellation du christ" de Fra Angelico, tableau lui aussi évoqué par Boucheron...) et histoire tout court. Ce tableau, que je trouve personnellement fort peu "remarquable" au point de vue pictural mais là n'est pas vraiment le point de débat, a été l'objet de tant d'interprétations, de divagations, de recherches, qu'il incarne pour Boucheron le "mystère" qui recouvre aussi notre propre perception de l'histoire. La plus commune de ces interprétations (nous serions ici devant une sorte d'allégorie des trois stades de la pensée occidentale, à savoir la figure d'Aristote sous forme de vieillard, d'Averroès "le commentateur" du moyen-âge en homme adulte, et enfin le jeune savant représentant la renaissance, sur fond de pensée chrétienne) fournit à Boucheron le prétexte à de savantes conversations sur ce que représente l'histoire, sur notre manière de la percevoir et notre manière de la mesurer à l'aune de nos besoins politiques.
Je savais déjà que Boucheron, ce puits de science, était fasciné par Machiavel. Le voici tout autant atttaché à bousculer les enseignements de Braudel et appelant la philosophie (depuis Hegel et l'état-nation à l'inévitable Nietszche) à la rescousse pour "faire sa cour" à celle qui est, en fait, la vraie Dame de ses pensées : l'histoire elle-même.
Je reproche souvent à la littérature d'aujourd'hui son narcissisme (que j'entends comme le penchant à la façon de Narcisse à tomber dans son propre reflet), à savoir cette propension à placer toutes les intrigues romanesques, à construire les personnages, dans le champ du roman : un jeune écrivain rencontrant un éditeur qui lui propose un travail le menant vers un salon du livre où il lui arrivera telle aventure fort littéraire, par exemple. Boucheron utilise son érudition pour interroger l'histoire à travers elle-même, mais contrairement à la littérature, il ne débouche pas sur une sorte de nombrilisme vain, mais bien sur une appréhension politique qui me ravit. D'autant plus que quand je lis ce genre de chose :
"(je crains) l'équivoque avec un certain discours ambiant qui, mêlant la déploration pédagogique à la nostalgie des valeurs d'antan, constitue l'une des petites passions sociales qui rend notre aujourd'hui politique si tristement teigneux"
J'ai envie d'applaudir des deux mains en regardant, de biais, un certain Finkielkraut :
qui me fait exactement cet effet-là... Teigneux, quoi.
Et puis, malgré l'étendue extrême de mon ignorance, je crois que j'arrive à saisir (de mieux en mieux, de livre en livre) la pensée complexe, nourrie et élégante de Boucheron. En 2008, à l'issue de la lecture de Léonard et Machiavel, je m'interrogeais sur une image employée par l'historien, celle de la "frise froissée".
Voilà ce que j'en disais en 2008 :
"il (Boucheron) interroge mine de rien la posture de l’historien… Le voici qui nous dit, page 137 : "L’histoire est intelligible, mais elle est incompréhensible ; elle se déroule mais ne s’explique pas, elle est inexorable et mystérieuse. Parfois elle danse en mesure, et parfois elle se fige en une posture syncopée – et c’est ce moment suspendu, très rapide et très lent, qui donne sa pulsation au monde. » Je lis ça, et me je me dis que bon sang, ce type là parle de l’histoire comme d’autres parlent de l’amour, physique mais oui, merdalors !
Et ceci, plus obscur : » (l’histoire) – on doit la peindre comme une frise que froisse un poing rageur » …(une « frise », « froissée » ?)."
Or, dans "l'entretemps", Boucheron utilise encore cette image. Non pas une fois mais au moins cinq... IL veut nous faire entendre que nous regardons l'histoire comme sur un déroulé (quand il dit "frise", je vois successivement des hiéroglyphes égyptiens, la tapisserie de Bayeux et de la bande dessinée !) et il veut (et arrive à) bousculer nos tranquilles et candides certitudes linéaires.
Boucheron, ou le livre de l'intranquillité de l'histoire, en quelque sorte. M'en voici ravie et décoiffée. Défrisée, en quelque sorte !
C'est d'ailleurs le seul et pauvre petit reproche que je ferai à l'éblouissant Boucheron - de ne jamais rappeler que l'histoire (comme le fut si longtemps la philosophie "à cheveux longs, idées courtes", disait-on) est le continent noir de la féminité. Dans "l'entretemps", en 123 pages, seuls deux noms féminins. Le premier d'une historienne contemporaine, le second de Gamarancang "radieuse fille du raja du sultanat de Samudra-Pasaï" qui fit parcourir (mettant ainsi en danger le "privilège occidental de la cartographie du monde") l'île de Sumatra, afin d'en rapporter les portraits de ses possibles prétendants - elle voulait se marier. Bref, une princesse née coiffée. Or, je suis persuadée qu'à force de "défriser", Patrick Boucheron tombera un jour sur les échevelées que nous sommes, nous les femmes, abyssales exilées du pays de sa sublime maîtresse : l'histoire occidentale.