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24 janvier 2014 5 24 /01 /janvier /2014 15:09

Je viens d'ouvrir une nouvelle catégorie d'articles : petites histoires de tournage. J'ai l'intention d'y relater mes impressions de scénariste de documentaire, et puis ce sera une trace du travail de Clopin.

 

D'autant que, comme à chaque fois que l'on fait un pas de côté, qu'on pousse, même légèrement, le quotidien, les surprises, bonnes ou mauvaises, sont au rendez-vous. Ce matin, tenez. Qui aurait cru qu'un documentaire comme "des racines et des haies", sous-titré "préserver le bocage du pays de Bray" (mais cela va changer, le sous-titre sera sans doute, désormais "histoire d'une prise de conscience collective") allait me mener à... Proust ? Certes, je suis en ce moment plongée dans la relecture de la Recherche, et donc, à la table du petit déjeuner, mon tome de la pléïade est posé grand ouvert. Mais de là à lire à voix haute...

 

Donc, récit !

 

Hier après-midi, Clopin et moi sommes allés fouiner aux archives départementales de Rouen. En effet, dans le tournage du documentaire, il est prévu d'enchaîner des prises de vue aériennes (du haut... d'une montgolfière !) par un "zoom" sur une carte, un plan, un terrier... représentant le bocage brayon du 18è siècle.

 

Nous avions été appâtés par le copain historien qui participe au film. En effet, ce dernier nous avait raconté que, dans le temps où il passait sa maîtrise d'histoire, il avait persuadé un vieux noble du Fossé, le baron de Bosmellet, de remettre aux Archvies, en fonds privé, une splendide série de documents, dont un plan en rouleau, si précis qu'il faisait la différence entre poiriers et pommiers, et qui était en couleur. Exactement ce dont nous avions besoin pour le film...


 

Hélas. Malgré les recherches les plus pointues de deux archivistes qui se sont dévoués pour nous toute l'après-midi, nous n'avons trouvé nulle trace de ce plan. Mais nous ne sommes pas repartis bredouilles : l'archiviste nous a permis de photographier (mauvaise photo, prise d'un téléphone portable, mais enfin utile pour présenter le tout à notre historien) quelques cartes et plans qui pourraient convenir. Le plus extraordinaire était sans conteste le terrier du fief de Morimont, dépendant de l'abbaye de Beaubec la Rosière, et qui est à lui seul une véritable oeuvre d'art...terrier1.jpg

 

terrier2.jpg

 

  (et Proust dans tout ça ? Et les genoux de chèvre ? Attendez donc, cela va venir, bon sang d'bois.)

 

Ce matin, toujours dans le cadre du tournage du film, visite de JMD. JMD est un grand gaillard, conseiller à la Chambre d'agriculture, qui, depuis 1996, fait signer des contrats aux agriculteurs - aide financière contre préservation du bocage, prise de conscience de l'importance de la relation entre la haie et l'élevage, bref, du bon boulot. Nous avons donc prévu de filmer une signature d'un contrat de ce type, et JMD a accepté de faire partie de l'aventure : il s'agissait de rédiger le courrier de demande d'autorisation de tournage.

 

Bien évidemment, nous lui avons raconté notre après-midi aux archives, et lui avons montré les photos du terrier de Morimont : JMD était intrigué : lui qui sillonne le territoire depuis trente ans, il avait du mal à situer le plan. Les noms d'Esclavelles ou de Massy l'aidèrent, ainsi que la page de garde du Terrier, qui mentionne l'appartenance du côteau à l'abbaye cistercienne de Beaubec (du 12è siècle).

 

Clopin, tout ébahi qu'il était de la beauté du plan, regrettait pourtant que ce fût un côteau. Le bocage brayon, lié à l'élevage, prétendait-il, a surtout existé en fonds de boutonnière, là où il n'y avait pas de marais mais moins de cultures, plutôt que sur un côteau. Et JMD de renchérir, en parlant la toponymie du coin...

 

Or j'étais précisément en train de lire les pages où Brichot démontre au narrateur les erreurs commises par le curé de Combray, en matière de toponymie ! Mon sang n'a fait qu'un tour : j'ai lu à haute voix les explications sur les termes de "bricq", de "dun", de "holm"... M'émerveillant de la coïncidence de notre conversation avec ma relecture...

 

Clopin m'a demandé pourquoi Proust avait inclus de telles considérations dans la Recherche. Je ne suis sûre de rien, évidemment, mais enfin il me semble assez compréhensible que la toponymie, qui dévoile le sens caché de noms trop quotidiens pour qu'on y fasse attention, ait bigrement intéressé Proust, qui passe son temps à dévoiler, justement les sens cachés de nos vies. Et puis le passage en question est la rectification des erreurs du curé par Brichot. Or, Proust ne fait également que cela : son narrateur se trompe constamment, et il lui faut sans cesse rectifier les erreurs. "Ce qu'on croit vrai ne l'est jamais..."

 

JMD, qui m'écoutait, s'est alors exclamé que "c'était exactement cela" ;"c'est comme pour les genoux des chèvres", nous a-t-il expliqué...

 

???

 

Sachez donc, ô heureux visiteurs de ce blog, que pendant six ans de sa vie, patiemment, JMD a recensé des  chèvres -  et  leurs genoux, qui, quand ils sont trop gros, portent atteinte à la santé et à la productivité des animaux. Tous étaient intimement persuadés que la pathologie des gros genoux était héréditaire : il convenait donc d'établir soigneusement la généalogie des troupeaux. Jusqu'à ce que la recherche scientifique démontrât que non, rien de moins héréditaire :  Il s'agissait de microscopiques virus, proches de celui du SIDA, qui affectaient ainsi les bêtes...

 

J'étais absolument ravie de notre conversation, qui, j'en suis sûre, aurait intéressé Proust, si évidemment il avait été là.

 

Du coup, je suis retournée à ma lecture en divagant un peu. Ce caractère changeant de nos connaissances, ces erreurs démontées les unes après les autres mais renaissant sans cesse, cette impossibilté de fixer un portrait, un paysage, une sensation, un souvenir, car tout est mouvement, transformation,transmutation même : l'essence de l'écriture proustienne, me rappelaient l'expérience de la trajectoire terrestre autour du soleil. C'est un type de ma connaissance qui me l'avait enseignée, à l'aide d'un téléscope muni d'un cercle de papier blanc, où un point noir représente le soleil. En quelques secondes, ce point noir se déplace de plusieurs centimètres. En une minute, il sort du cercle, qu'il faut repositionner. C'est une expérience fort simple et fort intéressante, qui permet de constater que nous vivons sur une toupie,  lacée  à une vitesse folle dans l'univers, et qui ne cesse de tourner et tourner encore, sans aucun point de fixation... Et cette expérience aurait bien entendu convenu tout-à-fait au propos proustien. D'autant qu'il me souvient que Proust était fort agacé quand on commentait son oeuvre en célébrant son "analyse microscopique". "Non, tempêtait Marcel, j'écris plutôt avec un télescope !"

 

Je crois que je comprends parfaitement ce qu'il veut dire ! Et comme je suis parfaitement d'accord avec lui, et pour suivre là aussi son exemple, plutôt que de laisser ma conversation matinale retourner au néant, je décidai de m'astreindre à l'écrire.

 

ahaha.

 

 

 

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