A Prague, je pouvais me croire pérégrine, dans les deux sens du terme, l'espagnole et la vagabonde : j'avais en mains "Praga Magica" de Ripellino - l'auteur avertit dès la porte d'entrée ses lecteurs masculins : "ceci, Messieurs, n'est pas un Baedeker". Mais étant fille, je me suis autorisée à lire l'épais, érudit et parfois pompeux ouvrage, un peu comme un guide pour appréhender Prague. Ce livre est étourdissant de références, de citations, et lorsque l'auteur, tout empli d'une imprécation colérique, voue aux gémonies les ennemis de la Ville où, dit-il, "il va et vient depuis des siècles", certes son style devient un peu boursouflé, mais comment dire autrement que des chars viennent flétrir les bourgeons de mai ?
Et pendant que Clopin volait (car Clopin est un Voleur) d'une image à l'autre, je découvrais, à chaque page de Ripellino, un lien de plus entre cette ville étrange et moi. Pas seulement l'ombre désolée de Kafka : j'ai entraîné Clopin dans le musée qui lui est dédié, et qui tente de convaincre le monde entier que Kafka n'a jamais rien fait d'autre que de se débattre avec sa ville natale. Le premier étage du musée, fort succinct, est un résumé familial. Le sous-sol, par contre, emmène directement le visiteur dans les entrailles des textes de Franz : on passe du Procès au Château, on finit asphyxié par la machine infernale de la Colonie Pénitentiaire. Comme si le cerveau malade de Rodolphe 2, celui qui fit venir Tycho Brahé et menaçait les alchimistes de la ruelle d'or, persécutait encore et encore le juif coupable de ne pas aimer son père...
Comment en vouloir à Clopin de préférer les oeuvres provocatrices de David Czesnick - dont l'une d'elles, qui arrache un sourire à tous ceux qui ne font que passer devant le musée Kafka, se moque gravement de la république tchèque, puisque le bassin où les deux hommes-golem pissent a précisément la forme des frontières du pays ?
Il faisait si beau à Prague. On en oubliait le passé ténébreux et fantasque de la ville, jusqu'aux récentes inondations. Après tout, ce peuple-là avait quelque chose à voir avec les batraciens, non ?
Mais quand je retrouvais la Prague magique de l'italien, je ne pouvais m'en détacher. Je ne résiste pas à recopier ici un passage du poète Orten, pèlerin pragois. Ceux qui me connaissent comprendront instantanément pourquoi je vibre comme la corde d'un violon, à ces mots-là !
"Vous avez demandé ce qui soutient ma marche. Eh bien, j'ai entendu parler des béquilles des mots. Je n'en dirais pas tant. Des béquilles, oui, quand nous venons à peine de nous lever et que nous sommes faibles, chancelants. C'est autre chose qui m'intéresse : les jambes, les jambes des mots avec tout ce qui s'ensuit, talons, plantes des pieds, orteils, mollets, genoux, cuisses, jambes fortes, ou encore tendres et minces, jambettes précipitées ou traînantes, ivres et téméraires, qui bondissent et marchent sur la pointe des pieds, sur la pointe des consonnes dures ! Jambes, jambettes de ma langue tchèque ! Si seulement (pour en venir enfin aussi à ce qui est permis), si seulement on me laissait faire ! Qui ? Les muets, ceux qui s'appuient sur les béquilles des massues, des fusils et de la cruauté, sur les béquilles de la bêtise, de la haine et de l'orgueil, de l'insensibilité, de la vanité et du calcul, sur des béquilles passe-partout. Si seulement ils me laissaient vivre ! Je prendrais ma course et j'arriverais quelque part. Plus vite que qui ? Que le vent !"