Un procès se déroule actuellement, qui oscille entre le dérisoire et le grotesque. Pierre Perret assigne le journal "le Nouvel Observateur" en justice, pour le "grave" motif suivant : il aurait réellement été l'ami de Léautaud, contrairement à ce qu'a affirmé une journaliste de l'hebdomadaire.
D'autre part, Perret estime que la renommée de Brassens est quelque peu exagérée : d'après lui, Brassens aurait même jalousé son succès à lui, Perret.
Bon, toute l'histoire tient dans un verre d'eau, pas vrai ? Le coup du procès, je trouve cela excessif (vu que c'est nos sous qui que quoi, et s'il n'y a que ça à juger en France, ben ma brav'dame je ne comprends pas pourquoi les magistrats font la gueule pour "manque d'effectifs".) Quant à l'opinion de Perret sur Brassens, on s'en tape un peu, pas vrai non plus ?
On a juste envie de lui dire que ce n'est pas bon, d'attraper le melon comme il le fait. Certes, les métiers artistiques sont généralement fondés sur un narcissisme persistant, qui enveloppe d'un nuage rose, flatteur et psychotrope vos réels mérites. Mais en vrai, je le trouve à la limite attendrissant, moi, Perret. En fait, je le crois sincère - rien de mieux que l'autopersuasion...
Et puis ça me permet de comprendre un peu mieux ce qui s'est passé entre Clopin et moi, à propos du film documentaire de ce dernier "la Bergère et l'Orchidée". Je suis qualifiée, au générique, de "conseillère artistique". Ca aussi, ça pourrait vite fait me faire attraper le melon... Mais en vrai, mon rôle a été bien plus de m'engueuler tant et plus avec Clopin.
Sauf que "préposée aux engueulades constructives", ça n'existe pas dans la nomenclature cinématographique...
Bon, Clopin ayant disons une personnalité assez affirmée, les commanditaires-assistantes à la réalisation du documentaire en question (les deux copines de l'association qui ont monté l'affaire), avaient sans doute une certaine appréhension à s'opposer à lui. D'autant qu'il était le seul, de toute la troupe, à posséder les outils techniques requis (manipulation des logiciels de vidéo, maîtrise de la caméra, art du cadrage, montage des séquences, bref, un vrai homme-orchestre à lui tout seul). Et S. et E. sont plutôt de charmantes femmes, certes obstinées et tenaces (sinon, le film n'aurait jamais vu le jour), mais point du genre à affronter un Clopin point trop commode, par la face Nord.
Ca, ça m'était réservé...
Mais il y avait autre chose qui explique l'intensité des frictions que ce fichu foutu film a provoquées, entre Clopin et moi. J'ai mis longtemps à comprendre que, derrière ses "fins de non-recevoir" de telle ou telle idée (parfois entérinées trois jours après), ou dans les "bagarres de paternité" (moi persuadée d'avoir émis une idée la première, Clopin haussant les épaules "mais j'y avais pensé aussi, bien avant toi, ma pauvre fille. Tu crois que j'ai besoin de toi pour avoir des idées ?), il y avait en fait nos années de vie commune.
Prenons un exemple concret. Un des plans du film montre Jeanne en double, se faisant face en quelque sorte. A droite, une photo d'elle à 20 ans. A gauche, la même aujourd'hui, en mouvement, à reculons. Dans les deux cas, le geste de Jeanne est le même (elle appelle ses chiens).
Eh bien, si je dis aujourd'hui à Clopin un truc du genre "tu vois que j'ai eu raison de te suggérer ce plan-là", il va s'étrangler d'indignation. Or, je suis absolument sincère (comme Perret...) : je me revois dans l'étroit laboratoire, au début du montage du film, regardant la photo de Jeanne jeune (en plein écran) et disant à voix haute que la photo de Jeanne à 20 ans est bien, certes, mais qu'elle n'est pas à sa place, qu'il vaudrait mieux la relier au plan actualisé de Jeanne... Nous sommes donc sincères tous les deux, puisque lui, qui a réalisé le plan en question, a en fait si bien intégré ma suggestion qu'il se l'est complètement appropriée. Ou bien il y a pensé en même temps que moi, ce qui est possible aussi. Et comme lui ne parle pas, mais qu'il fait les choses, du coup, il me refuse ce que je considère être ma "spécificité" (disons un mélange d'idées et aussi de "mots posés").
J'ai fait surtout ça, en réalité, dans ce travail : j'ai posé des mots, beaucoup. Je n'hésitais pas à rappeler à Clopin le but du film, le cheminement qui avait été décidé, et je le bousculais en lui demandant si tel plan (certes fort beau) servait le propos de manière efficace. Je pouvais même aller jusqu'à lui suggérer de carrément le supprimer (ce qui lui fait toujours mal aux seins, car Clopin est un hyper sensible de l'image, bien plus que tout le reste...)
En fait je l'agaçais terriblement. Je sentais bien qu'il me considérait comme une sorte de mouche du coche, lui qui passait des heures et des heures à peaufiner les images, les sons, les transitions ; qui tentait de rendre à l'écran l'émotion qu'un personnage comme Jeanne fait naître, tout en respectant le cahier des charges demandé par nos commanditaires (un film-outil, qui doit permettre d'impliquer des "acteurs locaux" autour d'une problématique écolo) ; le tout avec moi sur le dos, qui le remettais sans arrêt en cause alors que je n'y connais rien, ni à photoshop ou je ne sais quel logiciel de montage, ni aux images...
Bon, je dois reconnaître aussi que mes mots posés, même s'ils me valaient des remarques acerbes, des haussements d'épaules et un ton excédé, arrivaient cependant à germer quelque peu. Clopin m'entendait, pour de vrai, et a intégré la plupart de mes remarques dans son travail.
Mais comme nous sommes, eh oui, un vieux couple, et plutôt volcanique, ça passait par le conflit. D'où mon sentiment d'injustice : des avis autour du film, il y en a eu beaucoup, de copains qui passaient, d'amis professionnels de l'image ou de personnes impliquées. Et si Clopin les entendait eux aussi, tous ces avis, et pouvait en tenir compte, il ne se permettait pas, par contre, d'engueuler leurs émetteurs.
Maintenant que le film est fini (et que le dernier plan, le plus problématique parce qu'il s'agissait d'une vue aérienne, est "dans la boîte), je revois toutes ces engueulades. Je m'entends dire "est-ce que je peux te dire quelque chose sans que tu m'envoies chier ?" et je subis encore, rétrospectivement, l'agacement de Clopin.
Mais ça valait le coup.
J'ignore absolument l'accueil qui sera fait à ce film, qui n'est finalement qu'un fort modeste documentaire, mais les mots que j'ai posés me l'ont rendu cher, et de plus, je reconnais à chaque image la marque de Clopin. Ce serait déjà suffisant pour me le rendre précieux.
Mais il l'est d'une autre manière encore : il y a, dans "La Bergère et l'Orchidée", une adéquation entre la forme et le fond, qui en fait à mon sens une réussite. Quiconque s'essaie à une création, quelle qu'elle soit, sait que l'écueil est là. Une oeuvre est réussie quand la matière qui la compose participe de son projet, du but pour lequel elle est conçue. La phrase de Proust est en parfaite adéquation avec le projet de La Recherche, par exemple . L'opposition de Quichotte et Pança, émanation du seul et unique cerveau de Cervantès, est le ressort même de ce "livre du double" qu'est le Don Quichotte... les exemples sont infinis.
Eh bien, (toutes proportions gardées évidemment) la modestie du projet de la Bergère et de l'Orchidée, le fait que ce film ait été réalisé par un seul homme, quasiment, avec trois francs, six sous, (et quand je dis trois francs six sous... Je crois qu'en tout, on n'atteint même pas les 6000 euros, contre 50 000 pour n'importe quel documentaire FR3), le bénévolat même dont il est issu, tout cela, en fait, sert son propos. Le portrait de Jeanne en sort encore plus émouvant, et démonstratif, puisque le film et son sujet partagent la même obsession : faire bien, avec peu. Cela a été, évidemment, la devise de Jeanne, toute sa vie. C'est (ou plutôt c'était, car les choses ont bien changé là aussi) l'obsession du monde rural, et cela va à contre-courant de notre société dite "de consommation". La matière de la Bergère et de l'Orchidée ? Un simple film de quasi-amateur, porté par le regard d'un Clopin (qui prône lui aussi, pour son propre saint, les vertus de la modération, de la sobriété). La vie de Jeanne porte la marque de la frugalité, de l'économie, de la retenue. En fait, ce portrait-là est un grand film pudique, en trente-cinq minutes et des poussières... Et sa lenteur même, son côté lancinant, sa construction en trois temps et sa boucle finale (la dernière image reprenant la première...), illustre encore la vie aux champs.
(et je m'en fiche bien si je suis seule à le remarquer. Je sais que j'ai raison. Et si je suis aussi énervante qu'un Pierre Perret aux prétentions démesurées, baste, tant pis. Personne ne pourra m'engueuler avec autant de constance que Clopin, alors, je suis blindée...)
En tout cas, et quelle que soit la suite des opérations, je suis contente d'avoir participé à cette entreprise, même si c'est de manière ténue, via mes mots. Je sais bien que je n'ai guère que cela : mon truc à moi est en plume, voilà tout.
Mais si nous décidons, Clopin et moi, d'aller plus avant dans l'aventure, nous ferons des stages, lui de vidéo, moi d'écriture de scénario. Pourquoi pas ? Nous sommes tous deux comme des animaux marins qui auraient entendu des signaux sonores, imperceptibles peut-être à d'autres, qui se seraient lancés sur la piste, et n'auraient pas l'intention de la perdre...