En parcourant le bouelvard du Mont-Royal pour revenir à mon gîte (nous étions hébergés par le grand frère de Clopinou, ingénieur informaticien dans les jeux vidéo de son état et habitant un appartement en colocation sur le plateau du Mont-Royal, quartier fort beau, mais un peu cher, où la plupart des jeunes français ayant décroché un travail au Québec résident), par une chaude, très chaude après-midi de juillet, je me demandais ce qui pouvait bien me manquer, dans ce Montréal où je déambulais.
En réalité, rien ne manquait, évidemment. Et surtout pas la nourriture, servie ici à profusion, à chaque coin de rue. Nous n'avions pas assez d'argent pour fréquenter les restaurants gastronomiques indiqués par les guides touristiques, qui les qualifient d'excellents et ouverts à toutes les cuisines du monde... Nous nous nourrissions donc comme les jeunes gens qui nous accueillaient, parfois vite et mal - mais comment leur en vouloir, alors qu'acheter de la nourriture déjà confectionnée par d'autres revient bien moins cher que de cuisiner soi-même, qu'il suffit de tendre la main pour ouvrir la porte du dépanneur, et que le sucré, le gras et le frit sont tellement tentants ?
La douceur de vivre, si palpable dans la courtoisie légendaire des habitants de ce pays, et renforcée sûrement par les conditions climatiques plutôt rudes, qui rendent l'entente et l'entraide indispensables, accompagnait mes pas. Je savais désormais qu'il me suffirait de sortir un plan et d'y chercher ma route pour que des inconnus bienveillants, sans avoir été sollicités, m'offrent leur aide. Que si je parlais avec Clopin, sur le quai du métro, une charmante vieille dame pouvait venir me remercier au simple motif que "cela faisait tant de bien d'entendre parler français". Que le service rendu, partout, serait simple, direct, empli d'un intérêt sincère pour le client, à mille lieues de la bougonnerie française - notamment dans les taxis ! Et, pendant que j'admirais de jolies et sveltes jeunes femmes monter et descendre les escaliers extérieurs des maisons de ville, croulant sous le vert des arbres des trottoirs, regorgeant de jardinets fleuris, pendant que tous les Montréalais, me semblait-il, étaient sortis faire du sport ou aller au spectacle, l'harmonie qui se dégageait de l'ensemble m'atteignait aussi. Je suis d'ailleurs persuadée que vivre dans un bel endroit adoucit tout, même les relations sociales les plus rugueuses...
Je n'avais d'autre souci que de préparer la soirée : irions-nous retrouver la compagne de mon beau-fils au festival de Jazz ? Ou bien au cinéma, ou au restaurant japonais nous goinfrer de sushis ? A quel heure fermait le musée d'art contemporain, qui présentait une exposition sur Jean-Paul Gaultier ?
J'étais en vacances...
Alors, pourquoi ressentais-je comme l'ombre d'un manque, persistante et tenance ? J'avais déjà vécu des vacances touristiques et citadines, et je n'avais jamais ressenti cela. Ici, pendant que j'arpentais les rues quadrillées et rectiligne, que j'admirais les frondaisons et m'étonnais de l'aisance et de l'abondance qui régnaient partout, il me semblait qu'il manquait tout bonnement une dimension. Pourtant, l'espace était bien là : les rues de Montréal sont infinies, répétitives jusque dans leur charme, les trottoirs fort larges et comme, dans tout le reste du pays, tout ici est surdimensionné. L'énergie aussi, qui se dégageait de tous ces coureurs à pied, ces rollers, ces bicyclettes... Pourtant, je ne pouvais m'imaginer une seule seconde, ce que je fais pourtant dans chaque ville étrangère parcourue, vivre ici. Je pouvais arpenter les musées, lire l'histoire de ce pays, égrenée là comme ailleurs d'évènements hautement symboliques, de l'arrivée de Champlain à Montréal à l'apostrophe inattendue de De Gaulle, du Grand Dérangement au "je me souviens", de la loi 101 à Félix Leclerc : rien n'y faisait, je me sentais curieusement insatisfaite.
Ce qu'il me manque, dans ce Canada qui se cache derrière ses forêts et ses lacs, l'uniformité de ses paysages, (guère que deux modèles : la Ville et le Bois ) et derrière son passé pourtant tumultueux, c'est la dimension de l'histoire, qui imprime partout sa marque dans les capitales européennes. Ici, point de ruines gallo-romaines, de cathédrales gothiques voire de pierres levées, à mode bretonne par exemple. Les Canadiens, les Québecquois aussi, préservent les marques de leur passé, pourtant. Ce n'est pas leur faute si ce dernier est tout récent : quatre cents ans, et basta.
Je suis trop contaminée par ma culture européenne, voilà tout, me disais-je, en regardant pensivement telle petite église du dix-huitième siècle se découper sur fond de gratte-ciel. Parce que cette ville ne possède pas de chefs d'oeuvre de la Renaissance, que je n'y croise pas des noms d'écrivains à tout bout de champ, parce que je ne peux me projeter dans différentes strates historiques, voici que je la trouve monotone et plate comme un plan !
Je voulais me forcer à l'aimer : objectivement, elle est aimable, ouverte, énergique et fort belle. Je n'y arrivais pas, et, comble d'arrogance ! Au beau milieu du plateau du Mont-Royal, voici que je divaguais, en pensant à Venise, où je n'avais certes pas eu le souci de trouver de l'épaisseur et de la profondeur. Je devais m'accepter telle que j'étais : immédiatement prête à aller vivre à Venise, où le factice du tourisme de masse ne m'empêchait pas de me sentir chez moi, et incapable de goûter la simplicité et la souriante abondance de Montréal, à jamais étrangère...
(la suite à demain)