Mon jeune ami Stoni, marxiste léniniste, est un communiste à la sauce anar (sans le savoir, bien entendu). A savoir irréductiblement individualiste. Et ce n'est pas parce qu'à son âge (non, un peu plus jeune en fait), je vendais le Monde Libertaire rue du Gros Horloge que je dis cela. Mais pour avoir fréquenté peu ou prou un certain nombre de specimen, je peux certifier que si l'anarchiste l'est, anarchiste, c'est parce qu'il est individualiste...
C'est même justement ça le problème. Le discours anarchiste ou libertaire est l'un des plus pointus, des plus ambitieux politiquement, qui soit. Déjà, ni dieu ni maître, faut arriver à bien intégrer cela ce que ça veut dire - parce que ça vous élimine tous les Staline au petit pied qui soit, et ça vous désatoyollise bien plus facilement qu'une cellule de banlieue du NPA... Mais ce discours naît, et est revendiqué par des gens d'une intelligence supérieure à la moyenne (enfin, moi ceux que j'ai rencontrés étaient souvent supérieurement intelligents), mais qui, par accident de la vie ou naissance défavorisée, se retrouvaient avoir été intégrés, d'une manière ou d'une autre, dans les couches les plus défavorisées de la société. Les autodidactes sont légion chez les anars...
Leur intelligence aigue les empêche bien souvent d'avoir recours aux artifices qui permettent à leurs pairs de s'en sortir. L'exploitation éhontée de l'homme par l'homme est bien plus difficile à supporter quand on l'analyse, quand on sait précisément de quoi il retourne, sans le recours à la passivité, à l'humilité, à la croyance aux dieux du loto ou tout simplement à l'espoir de la clémence d'un petit chef. Eux savent que tout cela, c'est du pipeau...
La souffrance sociale étant encore exacerbée par la justesse de leur analyse, les anarchistes vivent ainsi dans une amertume qui est souvent palpable, en même temps que leur doctrine se veut la plus égalitaire et la plus universelle possible. Mais comment proposer l'abolition de l'autorité, du pouvoir, l'installation d'un fédéralisme ou d'une égalité "à chacun selon ses besoins", quand on vit justement au milieu de groupes sociaux qui ne demandent que cela, en fait, se soumettre à l'autorité, baver devant le pouvoir, s'aliéner en contrepartie d'espoirs fumeux, brumeux et incertains ?
Tous les anars que j'ai connus me semblaient à la fois d'une logique dans l'analyse socio-politique qui justifiait leur combat, et en même temps désarmés devant l'énormité de leur situation, emplis presque d'aigreur. Le problème est dans le "si". Si tel anar, au discours implacable et particulièrement violent, avait eu la chance d'avoir, dans son berceau, l'héritage non pas seulement matériel mais surtout culturel qu'un Bourdieu décrit si bien, s'il avait pu s'épanouir sans la souffrance d'un déclassement ou d'un engluement social, serait-il si pointilleux, si injuste, et disons-le clairement, si mesquinement revanchard, quand il traîne (par exemple) un ONfray dans la boue au piteux motif que ce dernier conduit une mercedes ?
Réclamer, non pas le partage strictement égalitaire de ressources de toute façon limitées, mais que le produit de la richesse intellectuelle soit accessible à tous, profitable à tous, et non engrangé par une seule classe sociale. C'est bien entendu bien plus facile à dire qu'à faire... Mais tout aussi acrobatique, quand son engagement, psychologiquement expliqué par une histoire ô combien individuelle, doit s'exprimer collectivement. Alors que c'est justement ce collectif qui blesse (ou qui a blessé dans leur enfance) mes potes anars, si souvent obligé de vivre parmi des crétins...
Bon allez, un peu de douceur pour tous. Faut bien continuer à vivre, nom de zeus.