Oui, Talweg, vous avez raison : écrire "ahaha" devant le récit d'une visite, (et plus encore : le récit de notre première rencontre..), où le pauvre Jim tient le premier rôle, peut sembler déplacé. Mais j'espère qu'avec les explications qui vont suivre, ce gros clin d'oeil, façon Groucho Marx, vous apparaîtra pour ce qu'il voulait être : un panneau indicateur.
Je vais tout expliquer, bien lentement, au risque d'être bien ennuyeuse (si vous êtes pressé, passez votre chemin, et pardonnez-moi !) : peut-être déplisserai-je, ainsi, le froncement des sourcils des visiteurs de ce blog, qui vont très certainement pousser quelques grognements. Or, le seul plissement que j'aimerais bien voir, ce serait celui de vos zigomatiques...
Cela remonte à loin, en fait. A la fin de l'enfance, quand une petite fille, prenant peu à peu (et dans mon cas cela a été particulièrement lent) conscience d'elle-même, s'aperçoit que le monde qui s'offre à sa curiosité est aussi stéréotypé que le parfum des glaces à deux boules : vanille pour les filles, chocolat pour les gars.
Pour moi, c'est l'innénarrable Hergé qui fut le Sarajevo de cette découverte : j'adorais ses albums, mais m'aperçus un jour, brusquement, que le monde dont il rendait compte, des années trente aux années 1970, était à peu près vide de femmes. La Castafiore et sa bonne Irma exceptées, certes, mais, malgré l'embonpoint de la première, cela ne pesait pas bien lourd face aux centaines de personnages que côtoyait Tintin. Cette pénible découverte me fut confirmée par la lecture de Edgar P. Jacobs, puis par celle de Jules Verne, et bientôt toute la littérature y passa...
Même dans les livres où l'on parlait des femmes, c'était toujours, toujours, le point de vue masculin qui s'exprimait, tantôt avec bienveillance, tantôt avec ardeur, parfois avec une haine qui dégouttait des pages comme le sang d'un oeil de lapin écorché. J'étais mûre, vous l'avez deviné, pour le féminisme.
Et pourtant, j'aimais, j'aime toujours passionnément la littérature.
Mais je n'arrivais pas à faire comprendre mon point de vue. Quand un Paul Edel plaçait le "lys dans la Vallée" au-dessus de toutes les autres études de femme , disons sociologiques, chez Balzac, je haussais le sourcil : la description passionnée, certes juste, qui s'inscrit dans le Lys est cependant toute entière issue d'un regard masculin. Plus précisément : si les sentiments du héros sont admirablement traduits, ceux de l'héroïne sont curieusement forcés.
Comme Eugénie Grandet, toute entière soutenue par l'axiome qui veut qu'une fille laide le soit moins, quand elle est riche, me paraissait plus crédible !
Quand le même Paul Edel me proposait, comme une sorte d'indépassable littéraire, la scène du Rouge et du Noir où Julien, pensant à Napoléon et se forçant à un geste amoureux comme l'on se rend à un duel, prend la main de Madame de Rênal, je m'en mordais la langue. N'était-ce donc pas possible de traduire ces moments uniques, ces "rencontres" où le destin bascule entre deux êtres, autrement qu'en parlant d'une seule voix, celle d'un seul locuteur ?
Une vague idée a commencé à germer en moi. Que se passerait-il, si l'on prenait les scènes les plus marquantes, les plus abouties, les plus indépassables, celles qui décrivent le passage à l'acte (même si cet acte n'est pas automatiquement et le plus rapidement possible une partie de jambes en l'air), celles qui font que d'un protagoniste, l'on passe à deux, qu'un irrémédiable "après" s'installe, et qu'on les examine du point de vue féminin ?
J'ai souvent eu envie de raconter les sentiments qui m'ont agitée, à chaque fois que j'ai rencontré un des hommes qui ont traversé ma vie. J'ai souvent (toujours ?) buté sur la difficulté ineffable (sans compter les sentiments de pudeur) qui entoure la description de ces moments-là...
Je sens que ceux qui ont persévéré jusqu'ici commencent à comprendre mon dessein. Après tout, les situations amoureuses ne sont pas si uniques . On rencontre quelqu'un que l'on admire, ou qui appartient à un monde qui vous est totalement étranger, ou qui vous attire physiquement, ou qui vous embobine sous des flatteries intéressées, etc. Toutes situations amplement et littérairement déchiffrées depuis longtemps... Et si je m'amusais à les détourner, ces extraits de livres ? Que se passerait-il ? Verrait-on immédiatement la supercherie, les sentiments féminins seraient-iis à ce point incongrus que les textes ne "passeraient" plus, ou, au contraire, arriverai-je ainsi à rendre compte, à mon tour, de mes propres aventures sentimentales ?
je me suis donnée trois règles. L'emploi du "je", puisque, derrière ces détournements, c'est ma propre vérité que je cherchais, rôle que j'attribue le plus souvent à la littérature n'est-ce pas (sinon, ça ne vaut pas le coup !). La transposition systématique à mon époque, pour le même motif. Et l'utilisation de scènes "célèbres", littérairement indépassables, histoire de voir si on les démasquait. (ça, c'est mon petit démon à moi de la perversité).
J'étais persuadée que ma supercherie, si c'en est une parce qu'à mon sens, ce "jeu" possède de bien troubles ramifications, ne passerait pas les yeux experts d'un Paul Edel, par exemple. C'était surtout lui que je visais, dans le premier exercice. Hélas, qu'il soit venu ici ou non ne change rien : il n'a pas bronché.
Mais les autres, eux, comme de bons chiens de chasse littéraires qu'ils sont , ont tout de suite flairé la piste... Et que Stoni ait été remué par la transposition de la prise de Madame de Rénal dans le Rouge et du Noir, appliquée à ma rencontre décisive avec le pauvre Jim, et que Zoé ait trouvé "foutrement bonne" la rencontre de l'abbé Mouret et d'Albine, dont je me suis servie pour décrire l'attirance éprouvée pour Jules/Clopin, quel plaisir !
(j'avais au début pensé à la rencontre de Jude l'obscur avec Arabella, quand elle lui lance les couilles de porc, mais j'ai repensé au "paradou" qui me semblait plus véridique. Et, ô miracle, il y a chez Zola une impeccable description de basse-cour et de rapports aux animaux, qui convenait parfaitement à l'arrière-plan beaubecuois. Bon, l'abbé Mouret est peut-être moins connu que le reste, certes. Mais cela collait si admirablement ! fin de l'incise).
Quant à mon aventure avec un certain prof. de français, cela tombait sous le sens : j'ai utilisé, presque mot à mot, le récit d'Abélard lui-même ! (que j'ai trouvé, à la relecture, fort satisfait de lui-même, en fait).
Du coup, mille et tre détournements me tentent. Je pourrais par exemple utiliser Homère et Fitzgerald pour raconter un amour de vacances. Les héroïnes fitzgeraldiennes ont en effet ceci de commun avec Nausicaa (qui est décrit comme "sportive" par Homère..) qu'on peut parfaitement les imaginer en maillot de bain, avec une eau losangée et scintillante en arrière-plan. Si je les transpose, en évitant le côté Aldo Maccionne, je pourrais sans doute retrouver quelques unes de mes émotions passées à la piscine municipale de l'île La Croix.
Il me reste à tous vous demander pardon, surtout à Talweg qui a pris pour de la sécheresse ce qui n'était, après tout, qu'un jeu, et encore : pratiqué avec tout le respect possible pour Jim. Derrière les mots de Stendhal, j'ai caché ma propre émotion de ce lointain soir-là, celui de ma rencontre avec Jim, et je voudrais qu'on la prenne pour ce qu'elle est : un hommage.
Mais je dois avouer aussi que cela faisait longtemps que je ne m'étais amusée ainsi. Car tentez vous même l'exercice : vous verrez qu'outre son côté passionnant, voire émouvant, il est aussi infiniment drôle. Et je n'ai jamais été une fille bien sérieuse, vous savez...